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Sieur Louis de Frontenac

Extrait d’un roman à paraître, en exclusivité dans le Saint-Armand 
Guy Paquin

Richelieu s’était mis à quatre pattes dans un coin de son bureau. De cette manière, il exhibait à son tapissier, maître Poquelin, un derrière décharné sous la soutane, un peu comme celui d’une vache famélique, où les arêtes du bassin pointent, faute de rembourrage. Poquelin, qui s’y connaissait en rembourrage, aurait bien voulu tâter du pied celui du cardinal. Mais on ne botte pas impunément un cul pourpré, surtout quand le porteur dudit cul vient d’être fait cardinal par le roi.

N’empêche, le pied du tapissier lui frétillait. Le cardinal de Richelieu l’avait convoqué il y avait trois jours pour lui passer commande de meubles dignes de son nouvel état ecclésiastique et des nouveaux appartements que le roi lui avait offerts au château de Saint-Germain. L’affaire s’était vite enlisée dans des complications démentes.

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Armand Jean du Plessis, dit cardinal de Richelieu

Le cardinal voulait faire digne mais sans ostentation. Il voulait de la pourpre partout mais craignait que cela fasse un peu m’as-tu-vu. Il lui fallait assez de fauteuils pour asseoir toute une conjuration, mais que ça ne se sache pas. Il fallait les disposer afin que le prélat vît les moindres œillades qu’on pouvait s’échanger, sans toutefois qu’on se sente surveillé. Le pauvre Poquelin n’en finissait plus de déplacer et de replacer les meubles dans l’appartement au gré des caprices et des arrière-pensées cardinalices.

Pendant trois jours, Richelieu tatillonna sur le choix des étoffes, supputant les avantages des brocards, balançant les satins contre les velours, les galons contre les capitons et menant le tapissier au bord de la démence. Ce dernier finit par éclater, rugissant qu’il n’y avait que chez les Jésuites qu’on eût vu pareille manière de tergiverser et qu’on ne bâtissait pas une carrière politique ainsi, mais à coups de décisions foudroyantes, d’actions soudaines, de démarches directes et d’entreprises audacieuses.

Richelieu s’excusa humblement, convint de tout ce que lui remontrait l’artisan, l’apaisa de bonnes paroles et de bon argent puis reprit ses sinueux calculs. Et les fauteuils de se remettre à la chaise musicale et Poquelin d’en rager en silence.

Et voilà maintenant qu’à genoux comme devant l’autel, mieux, prosterné comme un mahométan, le cardinal démontrait à son tapissier la façon précise dont devait tomber une tenture pour abriter un espion sans qu’on puisse deviner sa présence. « Vous voyez, si le tissu est trop près du mur, on verra les formes humaines. Mais à cette distance-ci, la chute est naturelle et l’ombre dissimule les pieds. » « Certes, éminence, certes. »

Avec les années, par formation et par nature politique, Richelieu était devenu nerveux, tortueux, méticuleux jusqu’à l’obsession, refusant d’entrer en quelque situation sans l’avoir étudiée sous toutes les coutures, ne choisissant son chemin qu’en évaluant tous les trajets et s’égarant assez souvent dans les labyrinthes que lui traçait sa très vive imagination.

Réfléchir lui était si pénible qu’il ne pensait qu’en haletant. Il s’essoufflait à changer d’idées et, au bord de conclure, ce qui lui était plus désagréable que n’importe quoi, il retenait sa respiration comme quand on va plonger dans l’eau glacée. Au bout d’une journée de travail, Richelieu était pâle comme un linge, au bord de  suffoquer.

Heureusement, le bréviaire, large texte tracé bien droit, au vaste rythme ponctué de litanies qu’on dit d’une traite, lui rétablissait une respiration plus saine. Il le lisait en marchant à grands pas sur la galerie attenante à son bureau. Cela le mettait en appétit. Il est certain que si cet homme malingre, cadavérique vécut jusqu’à 57 ans, il le dut à cette saine lecture qu’on ne saurait trop recommander aux ecclésiastiques, surtout ceux qui ont été formés par les Jésuites. Hélas, après dîner, Richelieu se remettait à penser. Cela rendait tout son monde aussi fou que lui.

C’est aux environs de cette  époque-là que le jeune roi Louis XIII demanda au Cardinal de baptiser en la chapelle du château royal de Saint-Germain le fils de feu Henri de Buade, le petit Louis de Buade. Le bébé était comte de Frontenac depuis la mort de son père, la semaine même de sa naissance. Louis XIII avait eu bien du chagrin de la mort de son ami d’enfance. Prenant le rejeton de son ami sous son aile royale, il décida d’en être le parrain et de le porter lui-même sur les fonds baptismaux.

« Je prendrai des dispositions », avait répondu Richelieu. Le roi avait pris ses paroles pour un acquiescement. C’était mal connaître son nouveau cardinal dont la circonspection lui dictait plutôt d’aller s’enfermer en son cabinet pour lire et se faire rapporter tout ce qu’on savait de ce petit Frontenac, déjà suspect de ce qu’il avait osé naître sans que le Cardinal en fût avisé. Le souffle court, le prélat prit connaissance du dossier du bébé.

Le père du petit était mort, c’était déjà ça de pris. Ça simplifiait les choses. Mais la mère … La mère était une Phélipeaux. De ces Phélipeaux qui, sous leurs noms de Phélipeaux, de Pontchartrain ou d’Helbault, collectionnaient les places au Conseil, étant secrétaires d’état de pères en fils depuis Henri IV. On avait commencé seigneur de la Cave mais depuis, on en était bien monté.

Tout cela avait été protestant, Phélipeaux comme Frontenac, pendant les guerres de Religion. Quand Henri de Bourbon, roi des Huguenots, était devenu roi de France sous le vocable d’Henri IV, Antoine de Frontenac, aïeul du bébé et compère du roi Henri aux jours mauvais, avait vu sa fortune faite.

Le cardinal, comme toujours, était perplexe. Richelieu n’aimait pas les Protestants. Un peu parce qu’il était prince de l’église romaine, beaucoup parce que les Protestants prêchaient la tolérance religieuse qui n’est que l’antichambre de tous les libertinages politiques. Confirmer dans la faveur royale ce rejeton de deux puissants protestants revenait à tenir grande ouverte pour les parents du bébé la porte qui menait aux grands emplois. Armand du Plessis, évêque de Luçon et cardinal de Richelieu, répugnait au métier de portier, surtout quand la porte lui restait fermée, à lui.

Après une orgie de calculs et de supputations, Richelieu s’arracha à sa chère perplexité et arrêta là son examen. Sa louvoyante réflexion venait, pour une des premières fois de sa vie, de se changer en stratégie pratique.

Exalté de sa découverte, il courut chez le roi et lui annonça qu’il consentait à baptiser Louis de Frontenac à la condition que lui, Richelieu, entrât au Conseil privé du roi.

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