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Saint-Armand, pépinière de camionneurs

Par Éric Madsen

Richard remplissant son «log» book  (photo : Éric Madsen)

À Saint-Armand, il y a une trentaine de résidents qui gagnent leur vie au volant d’un camion ou d’un tracteur semi-remorque, sillonnant des milliers de kilomètres par année.

Pour certains, c’est un choix de carrière, alors que pour d’autres, c’est la poursuite de la tradition familiale. Le milieu est très diversifié I tout comme les horaires, les marchandises transportées, les destinations, les flottes de véhicules. Autant de types de camionneurs que de types d’entreprises. Mais toujours le même principe : transporter une charge du point A au point B.

On pourrait sans aucun doute reculer jusqu’à nos ancêtres préhistoriques pour voir le premier « Mammouth Transport Inc » sillonner le paysage. Et puis l’homme a inventé la roue, la « business » allait connaître une croissance fulgurante. Aujourd’hui, au Québec, on dénombre plus de 4 000 entreprises de transport.

Afin d’en connaître un peu plus sur le milieu, je suis monté en juillet dernier dans l’inter 2004 de l ‘Arman dois Richard Raymond, chauffeur pour la compagnie J.E. Fortin à Lacolle. Un petit mot d’abord sur cette entreprise familiale. Fondée en 1923, elle est une des plus anciennes compagnies de transport au Québec. Elle compte 130 employés, 85 tracteurs et 213 remorques. Son succès est assuré en grande partie par le transport de fruits et légumes importés des États-Unis. Son installation stratégique à deux pas des douanes évite de longues heures d’attente aux chauffeurs qui vont vers le sud. Durant les années Duplessis, il était quasiment interdit de faire du transport le dimanche. C’est pour cette raison que le futé fondateur de J.E.Fortin s’installa si près de la frontière, évitant ainsi de rouler sur les routes de la belle province la journée du Seigneur.

Richard entame sa vingt-neuvième année de conduite de poids lourds. Aujourd’hui, direction Westbury, Long Island, New York. Il est 15 h 35, nous venons d’atteler la remorque 3512, qui totalise 67 000 livres, remplie de col· orants pharmaceutiques. À 15 h 50, nous sommes en file indienne vers la douane, ce qui laisse à Richard le temps de remplir son log book (livret de route) et de vérifier les papiers de la FDA (Food and Drug Administration), chargement oblige. Je ne vous apprendrai rien en disant que depuis le 11 septembre 2001, traverser les douanes américaines, ce n’est plus ce que c’était. Encore moins pour les camionneurs. N’entre pas qui veut. L’industrie a dû se plier aux exigences américaines, et elles sont nombreuses. À 16 h 25, c’est finalement à notre tour de passer. De chaque côté du camion, d’immenses scanneurs « rayonnixent » la cargaison. « Anything to declare ? » 16 h 30, Welcome in New York State. Un arrêt chez le courtier et nous voilà partis.

Richard fait en moyenne 160 000 kilomètres par année. Selon le Syndicat canadien des Teamsters, il se produit en moyenne un accident majeur par 160 000 kilomètres parcourus par l’industrie. À 16 h 50, Richard me raconte son seul accident grave. Il transportait des choux en Virginie, quand un pneu avant a éclaté. « J’ai viré sur le top, par chance, je ne me suis pas blessé », se rappelle-t-il, alors que nous quittons Plattsburg. Une heure plus tard, le hasard a voulu que l’on croise son frère Johnny rentrant au Canada avec une cargaison de bananes. Ça se dit des gentillesses sur les ondes courtes. Il est 18 h, le soleil disparaît derrière les Adirondaks.

Un camion nous dépasse, Richard actionne ses feux, message lumineux signifiant que le confrère peut reprendre la travée de droite. Celui-ci répond de ses clignotements. Les chauffeurs américains recommencent tranquillement à jouer le jeu, après avoir boycotté les chauffeurs canadiens, nos gouvernements n’ayant pas embarqué avec eux dans la guerre en Irak. Sur plusieurs autocollants affichés sur les remorques, un message sans équivoque : « Support our troup, whatever we do ».Les États-Unis sont un pays en guerre, ça se sent et se voit partout : police omniprésente, avertissements multiples. On est loin des années Clinton.

19 h, pause souper au Scotties Restaurant and Truck Stop. 50 minutes et un peu de mal· bouffe plus tard, retour sur la route. On atteint l’autoroute à péage. Sur le parebrise du camion, une carte Ez-Pass, puces informatiques intégrées, permet de passer sans s’arrêter. Une autre invention de Big Brother, puisque toute donnée devient automatiquement accessible à tous ceux qui y ont accès, dont la police. Avec tout cet attirail informatique, « même mon boss peut savoir combien de fois j’ai mis les freins » d’ajouter Richard. Donc pas moyen de tricher, c’est onze heures de conduite maximum dans une journée.

Vers 22 h 25, aux abords de New York, l’orage et la pluie. Dans le New Jersey, premier embouteillage : ça passe de trois à une voie. La courtoisie est de rigueur, « avec le métier qu’on fait, faut être patient, on travaille avec le public «, philosophe Richard, tout en essayant de faufiler son mastodonte à travers les véhicules immobilisés. À 23 h 15, le George Washington bridge est « jammé ben raide ». Il se dit des obscénités sur les ondes courtes. La partie Yankees-Mariners est retardée par l’orage, et le spectacle de Bon Jovi vient de se terminer. « Welcome in the Big Apple », entendons-nous sur le canal 19. Minuit et demi : arrivé à destination, Richard entre les dernières données dans son log book. Bonne nuit. La nuit sera courte mais agréable, avec le ronron du moteur auxiliaire pour l’air climatisé.

Réveil à 6 h : il faut déplacer le camion, et faire la manœuvre de mise en place pour le quai de déchargement. 6 h 50 : la cargaison est déchargée, petit déjeuner. À 7 h 25, direction Staten Island pour un chargement de bananes. En fait, chaque banane vendue au Québec est arrivé par camion. 8 h 50 : sur la 278, le Brooklyn Express Way, le trafic est fluide, comme on dit ici. À ma droite, Lower Manhattan. On ne peut s’empêcher de penser à Ground Zero, aux tours jumelles disparues. 9 h 15 : le New York Container Terminal est un immense stationnement de conteneurs, ça grouille de partout et il y a beaucoup de bruit.

Richard est parti voir à quelle porte se rendre ; j’en profite pour faire plein de photos. 10 h 15 : un ballet de chariots-élévateurs qui transbordent treize palettes en un temps record. Un des chauffeurs de « lift » est un ancien pompier de New York appelé en renfort le 11 septembre 2001. Exaspéré par toute cette souffrance vécue, il a abandonné le service, me raconte Richard. Je le salue dignement peu avant le départ. 10 h 55 : on ferme les portes de la remorque ; on s’éloigne un peu, car il faut attendre 11 h 30 pour reprendre la route, log book oblige. 11 h 45 : sur la 95 nord, s’ensuit un dédale autoroutier, dans un des plus vastes complexes pétro-industriels de la côte Est. C’est comme dans un autre monde. Les rares collines avoisinantes sont en réalité des montagnes de déchets recouvertes de tourbe. Ici et là, des stations de captage de bio gaz. Midi, direction route 17 Nord, vers l’État de New York. De gauche à droite, la banlieue interminable. Le trafic est moins lourd, le stress diminue. Comme me dit Richard, « la livraison a été faite, le chargement de retour est au frais, on revient le cœur léger ». 13 h 10, le cellulaire résonne, c’est la conjointe de Richard : « bla … bla … bla … ok cool. .. oui … on devrait être aux douanes vers 18 h … ok, bye. » 14 h 45, près d’ Albany, Montréal : 220 milles.

Les plus beaux voyages, Richard ? « Ah ! Les routes près de Lancaster, au pays des Amish en Pennsylvanie, le monde est accueillant là-bas ». Le pire des voyages ? « Aller chercher des melons d’eau dans le Delaware, parfois l’attente est interminable, surtout s’il pleut ». 16 h 30 : à la radio, on fait passer Sweet Home Alabama, puis du country. Et la magie opère, la route, le camion, le paysage, on devient des cow-boys. La musique country a été inventée pour les truckers, loin de chez eux, dans l’attente de retrouver ceux ou celles qu’ils aiment. 17 h 40 : Saint-Bernard-de-Lacolle, « Bonjour, monsieur l’agent. Non. Rien à déclarer », juste des bananes pour 333 tribus entières. 17 h 50, on remplit de diesel les réservoirs du camion, pour mieux repartir demain soir. 18 h, retour à la maison. Ainsi va la vie.

Je tiens à remercier Richard pour son extrême gentillesse durant ce reportage. Nous avons passé près de 26 heures ensemble sur la route, dans son camion, dans son monde.

Merci à J.E. Fortin qui m’a permis d’accompagner un de ses chauffeurs. Certes, j’aurais pu choisir quelqu’un d’autre, et vivre ainsi une expérience différente. Mais en demandant à Richard, je m’assurais de choisir l’un des meilleurs de sa profession.

À la prochaine.

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