Kassandra Reynolds, Photo : Pierre Brisson
La crise sanitaire apporte son lot de conséquences, des plus minimes aux plus dramatiques, en notre contrée comme partout sur la planète. Les changements que cela impose ont pu et peuvent encore parfois s’avérer fructueux, innovants, créatifs. Ce peut être l’occasion de repenser son mode de vie, de mettre en place de nouveaux services, d’aller à la rencontre de voisins ou d’inconnus dans un geste de sympathie, de solidarité ou de soutien. C’est ainsi que nous avons pris connaissance de l’initiative de la photographe Kassandra Reynolds, laquelle a entrepris de documenter l’expérience d’une quinzaine de résidents du comté de Brome-Missisquoi lors de la période de confinement imposée au printemps dernier. La rencontre avec elle permet de faire d’une pierre deux coups : présenter à la fois une jeune artiste engagée de la région et un projet créatif original, né de la situation d’exception que nous avons connue.
Une passion et une vision
Ce qui frappe chez Kassandra Reynolds, c’est la fraîcheur du regard qu’elle porte sur les gens et sa soif de partager avec d’autres êtres humains. Native de Montréal, la jeune femme dans le début de la vingtaine a grandi à Sutton, où elle habite toujours. Elle est d’abord venue dans notre coin de pays dans le but de suivre le programme sports-études de l’école secondaire Massey-Vanier de Cowansville, motivée par son intérêt pour l’activité physique. Également habitée d’une sensibilité artistique, elle optera finalement pour cette seconde passion en s’inscrivant au DEC en photographie du cégep de Matane, un des seuls programmes offrant cette formation technique. « Déjà au secondaire, je me mettais en scène pour réaliser des autoportraits théâtraux. J’ai eu ma première caméra à cette époque et n’ai plus jamais douté de ce que je voulais faire dans la vie : photographier le monde… »
Au contact de ses nouveaux professeurs et à travers les projets qui jalonnent ses études en terre gaspésienne, elle découvre une voie qui se consolidera au fil du temps pour devenir l’approche de la photographie qui lui tient désormais à cœur : révéler l’humain à travers des rencontres avec des êtres d’exception dont elle capte le quotidien. Cette vision s’inscrit dans la tradition de la photographie documentaire qui requiert une qualité d’approche, d’apprivoisement et d’échange avec les sujets photographiés. C’est là une disposition profondément ancrée chez Kassandra Reynolds, pour qui l’expérience humaine au cœur de chacun de ses projets s’avère aussi importante que le résultat artistique recherché. Elle aime d’ailleurs se qualifier de photographe humaniste.
Bernice et Saint-Jean-de-Cherbourg
En 2018, deux projets réalisés dans le cadre de sa formation permettent à la jeune artiste de mûrir dans cette voie. C’est d’abord sa rencontre avec Bernice, dame dans la soixantaine vivant en solitaire à Saint-Ulric, face au fleuve, dans le Bas-Saint-Laurent. Isolée, avec peu de ressources, mais autonome et très créative, Bernice est une artiste à sa façon, qui se laisse apprivoiser par la photographe au gré des visites et des services qu’elle lui rend sur une période de plus d’un an. En retour, elle peut réaliser un reportage photographique sur l’univers coloré et particulier de celle qui est devenue une amie.
Un second déclic se produit à la faveur d’un autre projet d’études à Saint-Jean-de-Cherbourg, petit village de l’arrière-pays comptant moins de mille habitants. Elle décide d’aller à la rencontre de ses résidents pour documenter la communauté, allant de porte à porte faire leur connaissance et devenant bientôt aussi familière au village que les gens de la place ! Cette entreprise exigera beaucoup d’elle mais, mue par la passion de la rencontre humaine, elle s’y investit totalement. Ces reportages consacrent sa « vocation », c’est-à-dire de mettre en valeur la réalité de personnes et de groupes souvent invisibles ou négligés – aînés, marginaux, gens isolés – en leur donnant la possibilité d’exister dans la mémoire collective et pour la postérité.
Monsieur Young
L’été précédent, en 2017, une expérience avait pavé le chemin de son parcours de documentariste. Il s’agit de sa rencontre avec Sherman Young, à Frelighsburg. « Je passais sur le chemin Richford et m’arrêtais souvent devant la maison de Sherman, vieux bâtiment de ferme, riche en histoire, trônant juste en face du mont Pinacle, intriguée de découvrir le résident de ce lieu. Et un jour, j’ai frappé à sa porte… » Elle échange alors avec ce personnage hors du commun, un pionnier qui, au fil des ans, a laissé sa trace dans la collectivité, notamment pour la préservation de la montagne. Elle prend quelques photos et convient de le revoir mais, peu après, la santé de l’homme oblige son transfert dans un appartement à Sutton. C’est alors qu’il lui fait une réflexion qui la marquera : « Attends pas trop longtemps, y t’en reste plus que moi à vivre… » La jeune femme s’empresse alors de le photographier dans son nouvel environnement et retourne à la maison désormais vacante pour l’immortaliser en photos. « J’ai pris conscience qu’il y avait beaucoup d’êtres extraordinaires à découvrir et à faire connaître avant qu’ils ne disparaissent, surtout les personnes âgées. J’ai senti un sentiment d’urgence d’aller de l’avant dans ma démarche ». Sherman Young décédera d’ailleurs peu de temps après, mais sa mémoire restera vivante à travers les images de Kassandra Reynolds qui, l’été 2019, ont fait l’objet de sa toute première exposition solo au Centre d’art de Frelighsburg.
Entretemps, son DEC en poche, elle s’investit dans d’autres projets, notamment un reportage sur les itinérants avec caddie (chariot d’épicerie) dans la ville de New-York, où elle se rend à quelques reprises en 2018-2019. Les photos qu’elle en tire ont fait partie d’une exposition collective présentée récemment à Montréal (L’Autre Amérique, à la Maison de la Culture Claude-Léveillée).
Portraits de l’isolement
Au printemps 2020, se trouvant bloquée dans la poursuite de ses projets lors du grand confinement, Kassandra Reynolds éprouve le besoin de témoigner de la situation exceptionnelle que provoque la pandémie.
Elle recueille le témoignage de quatorze personnes habitant le territoire de Brome-Missisquoi (Sutton, Cowansville, Brigham, Frelighsburg, Dunham). Pour compléter leurs écrits, elle se propose d’aller photographier l’univers de chacun – en tout respect des consignes du confinement ! Cette fois-ci encore, la démarche lui permet de toucher l’humanité de gens que le hasard met sur son chemin, des personnes d’horizons variés avec qui elle peut partager un peu de chaleur et de solidarité au cœur de cette période difficile. À défaut de pouvoir présenter une exposition dans l’immédiat, elle en publie le résultat sur sa page Facebook, à raison d’un portrait par semaine entre juillet et octobre 2020. Voici un de ces portraits, celui d’une résidente de Cowansville et de son père, en résidence à Dunham.
Témoignage de Mireille Boucher
Chère Covid-19,
Étant une personne très optimiste de nature, je m’arrête pas vraiment aux nouvelles négatives. Je préfère mettre le focus sur les belles choses de la vie. Cependant, toi virus inconnu, tu as été sournois et virulent à mon insu. J’entendais parler de toi au loin mais je te prêtais pas grande attention. Mon esprit et mon corps étaient concentrés sur le bien-être de mes parents. Ma mère était hospitalisée depuis fin janvier et séparée de son mari pour la première fois de sa vie. Mon père s’est retrouvé seul dans une résidence sans sa bien-aimée. Ils souffrent tous les deux d’une maladie où leurs têtes s’amusent à leur jouer des tours à tous moments. Donc, j’en prenais soin à tous les jours à temps partiel, aidante naturelle au bout de son rouleau. Et toi, méchante COVID, tu m’as fermé les portes sans prévenir. Je devais me résigner à les abandonner sans explications ni préparations pour qu’ils puissent comprendre que j’y étais contrainte. Quelle angoisse ! À cause de toi, mon cœur se déchirait à tous les jours. Je me disais, cette maudite maladie va les emporter. Ils vont mourir de peine et de solitude. Je me sentais impuissante et irremplaçable. Plus tu gagnais du terrain dans notre belle province et moins je voyais de lumière dans ce tourbillon meurtrier. Plus les jours passaient et plus je réalisais que mon corps et mon âme avait besoin d’un repos. Je devais me diviser entre mon emploi (enseignante), mes quatre enfants et mes parents… J’avais toujours l’impression que je négligeais quelqu’un. Toi, tu m’as obligée à me confiner chez moi, sans aucunes permissions d’en sortir. C’était la première fois que je me retrouvais seule avec moi-même sans pouvoir me sentir utile. J’ai vécu des moments de panique intense. Je devais me coucher le soir avec un projet pour le lendemain, sinon mon esprit vagabondait et mes pensées devenaient sombres et très négatives. Durant ta propagation, tu as tenté d’anéantir ma joie de vivre, mes élans envers les autres et mon énergie qui se reflétait aux travers de mes actions. Mais tu ne me connaissais pas vraiment. Après les deux semaines de pause, sans mon travail que j’adore, j’ai bien compris que ce temps d’arrêt était pour durer longtemps. Je me devais de revoir mes priorités dans ma vie et d’en profiter pour recharger ma batterie. Alors que j’entendais parler de toi, COVI-19, sans arrêt à la télévision, j’ai décidé de te fermer la trappe. Tu empoisonnais ma vie au quotidien, moi qui étais de nature positive, je devenais agressive. Tu aimais tellement que l’on te porte tout cette attention. Ton égo grossissait et tu faisais des ravages partout. Tu aimais voir sur nos visages la terreur que tu provoquais. Cependant, tu n’avais pas prévu cela, mais ta venue a permis aux individus de réaliser bien des choses. Comment peut-on oublier si facilement nos aînés ? Nous avons négligé les gens qui se donnent corps et âme à améliorer le quotidien de ces derniers. Toi vieille chipie, tu n’es pas facile à suivre. Tu jettes ton dévolu sur les faibles, mais fais attention car nous allons réussir à comprendre tes petites manigances. Et lors de cette victoire, nous en ressortirons grandis et tu ne seras plus la bienvenue chez nous. J’ai réussi à trouver un équilibre dans ce confinement tout en réalisant que personne n’est indispensable. Je suis retournée enseigner et j’ai adoré renouer avec mes élèves. Même si tu nous as mis des bâtons dans les roues, tu as oublié que les humains sont créatifs et capables de se réinventer. En voyant cela, tu auras le goût de battre en retraite car tu n’auras plus toute l’attention que tu adores tant. N’aie pas peur, tout le monde se souviendra de ton passage en 2019-2020, mais si tu oses penser à revenir nous hanter, nous serons prêts et plus forts que jamais…
Épilogue : la suite du monde ?…
À la fin de notre entretien, je demande à Kassandra Reynolds sa perception de la crise dans laquelle nous sommes toujours plongés, son point de vue de jeune femme et d’artiste. « Un des aspects les plus frustrants, c’est qu’il n’y a plus de vernissages lors des expositions, alors que c’est un moment important pour rencontrer les gens, les autres exposants et recevoir des commentaires. » Plus généralement, elle déplore que le domaine des arts soit le dernier secteur à être pris en compte dans le déconfinement, comme si l’expérience artistique n’avait guère d’importance pour la vie en société. D’ailleurs, beaucoup de jeunes artistes qu’elle connaît songent sérieusement à changer de carrière face à l’incertitude qui plane, elle-même alternant son travail d’artiste avec l’horticulture, le métier de son père. En revanche, elle voit un peu d’espoir du côté d’une plus grande prise de conscience de la crise environnementale tout en exprimant sa crainte que quelque chose soit irrémédiablement perdu au plan du contact humain et de la rencontre entre les êtres, dimension centrale s’il en est dans son parcours professionnel et de vie. Merci Kassandra !
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