Le portrait de Léa Warnant
Christian Guay-Poliquin
Je me souviens très bien de sa maison, dans le fond du rang Pelletier Sud. Nous y allions pour chercher des œufs. Il y avait des chiens, des chats, une vingtaine de poules, des dindons en liberté et quelques lapins. J’aimais les visites qu’on rendait à Madame Warnant ; on finissait toujours par y passer une heure, parfois deux. Comme si les œufs n’étaient qu’un prétexte puisque, chaque fois, mes parents discutaient longuement avec elle. De quoi parlaient-ils ? Je ne le sais trop, je n’avais pas l’âge des grandes conversations. Mais, quelque part en moi, alors que je nourrissais les animaux en étudiant leur comportement comme le font tous les petits scientifiques d’une dizaine d’années, je sentais bien que ces conversations de « grands » n’étaient pas anodines…
Il y a 13 ans que Madame Léa Warnant nous a quittés. Et comme c’était une femme hors de l’ordinaire, à la fois fermière, peintre et philosophe, le journal Le Saint-Armand, a cru bon de republier cet article paru dans nos pages en 2005, sous la plume de ma mère.
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Rencontre avec Léa Warnant
Huguette Guay
En 1956, de Belgique, arrivent à Montréal Léa, Jean, son mari, et leurs cinq enfants âgés de 8 mois à 16 ans. Ils s’installent à Montréal et relèvent les défis de la survie et de l’intégration dans un pays nouveau. Graduellement, ils réalisent leur rêve de vivre à la campagne en achetant une petite terre, chemin Pelletier Sud à Saint-Armand.
Au fil des congés de la ville, ils construisent maison et bâtiments dans le respect du style européen. En 1976, la retraite arrive pour Jean ; enfin on peut vivre à Saint-Armand. Bonheur d’une durée limitée car Léa devient veuve en 1981 à 64 ans… Non, elle ne déménagera pas !
Au fil des années 1990, j’ai eu le bonheur d’aller acheter mes œufs chez cette dame merveilleuse qui, hélas, nous a quittés en 2003 à l’âge de 86 ans. Elle prenait soin de ses animaux, de son jardin, de ses fleurs, mais aussi de ses visiteurs. Elle prenait le temps de parler, d’écouter. Philosophe, ses propos étaient constamment en recherche : comprendre le cœur de la vie et en rechercher le sens.
En 1994, avec l’aide de Jean-Pierre Lefebvre, j’ai eu l’idée de capter les propos de Léa sur bande vidéo. Elle y aborde les thèmes de la vieillesse, de la connaissance de soi, de la famille, de la maladie et de la mort, et aussi de la vie.
Aujourd’hui, pour lui rendre hommage, pour faire plaisir à tous ceux qui l’ont connue et pour la faire connaître aux autres, je présente une partie de sa réflexion sur la vieillesse.
Au départ, il faut accepter le terme vieillesse, accepter les mots. En les acceptant, on se familiarise avec eux et c’est moins pénible à vivre. Quand on dit les personnes du troisième âge, cela camoufle un peu les choses. Quand on dit être vieux, j’ai l’impression qu’il y a déjà un rapprochement, on s’intègre avec moins de difficultés. Et vieillesse est le mot exact, alors pourquoi ne pas le prendre ? À la vieillesse, on se libère des contraintes, de notre famille, de tout ce qui nous entoure. Ce sont des libérations qui se font au fur et à mesure que nous traversons les différentes étapes de notre vie. Nous devenons plus nous-mêmes. J’ai l’impression que c’est toujours à cela qu’il faut arriver : être soi. Avec le temps, les enfants sont en âge de se marier, nos enfants nous quittent. C’est normal cet éloignement. Cette situation-là, il faut l’accepter et accepter ce que cela nous apportera : la solitude. À cette étape, beaucoup de personnes deviennent veufs, veuves et c’est aussi une autre situation qu’il nous faut accepter, apprendre à contrôler, qu’il faut intégrer, qu’il faut vivre… Alors, j’ai l’impression que c’est tout cela ensemble arriver à la vieillesse. Et dans cet état-là, cela ne veut pas dire que vous devenez perdu ! Vous allez découvrir que la solitude, ce n’est pas aussi épouvantable qu’on le pense. En ne s’accrochant pas à « Mon genou qui ne veut pas ! Mon pied qui se tord ! », vous allez découvrir que vous pouvez profiter pleinement de votre vie. En vous levant, vous verrez le soleil qui se lève, la nature, votre vie et la possibilité au long de la journée de faire des choses qui vous plaisent.
J’ai l’impression qu’il faut attacher beaucoup d’importance à se connaître, à connaître ses limites, à savoir si cela me convient, si je suis bien dans cette chose et alors aussi à la faire, à y mettre obstination et ténacité pour arriver à faire ce que l’on veut. On a tous de talents. Certains parlent bien, d’autres écrivent, d’autres peignent ; on trouve tous un plaisir. Il faut se connaître, connaître ses limites, trouver ce qui nous aiderait à être heureux, parce qu’on peut être heureux à la vieillesse. Les personnes qui ont 50 ou 55 ans ont encore du temps pour se préparer à arriver à cette étape. La vieillesse, c’est un temps de recherche de repères. On revoit sa vie précédente. Aussi je veux dire que c’est toutes les étapes de la vie qui doivent nous servir à être bien dans l’étape qui s’en vient. On doit tirer des leçons des choses qui nous sont pénibles ; les bonheurs on s’en souvient, mais les choses pénibles sont plus profondes. Elles nous reviennent, mais atténuées. C’est passé. Nous avons à en tirer des leçons. Moi, je crois très fort que ce qui nous arrive, cela doit nous donner des indications. Nous devons trouver là-dedans des forces pour continuer, pour mieux comprendre ce qui nous arrive.
Ça part de là, ça part des choses que nous avons vécues, qui doivent nous servir dans ce que nous vivons aujourd’hui. Il y a certainement là quelque chose d’important…
Merci Léa pour les œufs et surtout de m’avoir rassurée en donnant un sens au mot vieillesse !