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Le plaidoyer de Christine

Extrait de la pièce Les Traitants
Guy Dufresne

Une scène de la pièce « Les traitants » de Guy Dufresne (source : Théâtre du Nouveau Monde)

[La vieille indienne Christine, dans la pagaille des accusations et contre-accusations des trafiquants en défense de leur trafic, témoigne à la commission sur le commerce illégal de l’eau-de-vie en Nouvelle-France.]

Je ne veux plus t’entendre, Moussocoy !

[…]

Elle n’était qu’adolescente… le désir, en elle, s’éveillait… elle a été enivrée… son esprit s’est égaré… Si elle recouvre la raison, elle rencontre certains d’entre vous, et la perd ! Devrons-nous toujours vous craindre ? […] Devrons-nous fuir en un lieu où vous perdrez nos traces ?

… Notre sang était plus fort que le vôtre, plus fort que celui des bêtes. Nos guerriers avaient eu raison de l’Iroquois… Nos guerriers l’avaient repoussé dans les montagnes du sud. D’où vient que cette rivière, en face, les ait conduits de nouveau jusqu’ici ? D’où vient que les Anglais, que vous haïssez, aient donné à l’Iroquois des armes à feu tandis que vous nous ôtiez les nôtres ? D’où vient qu’il ait répandu ici une terreur de mort ! D’où vient que vous ayez attendu… si longtemps… pour le repousser dans les montagnes du sud. D’où vient que le sang de l’Iroquois, loin de vous, reste fort, tandis que le nôtre, auprès de vous pourrisse ! D’où vient que mon mari… le père de Moussocoy… ait vomi du sang noir… et ait péri au milieu de l’été… […] Durant la lune qui a suivi l’arrivée des bateaux.

D’où vient que les vaisseaux apportent ainsi la mort ? D’où vient que vos souffles répandent ainsi la mort ? Pourquoi devons-nous toujours vous craindre !… Ne pouvons-nous pas, vous et nous, respirer le même air… affronter les mêmes froids… nous asseoir devant les mêmes feux… boire aux mêmes sources… vivre du même soleil… nous endormir dans la même nuit. Pourquoi devons-nous toujours vous craindre ? Vous êtes apparus : … vous aviez le tonnerre entre vos mains… Vous fendiez la terre, et les arbres, et les pierres, avec des outils de fer… vos vaisseaux enfermaient des bourgades entières… leurs voiles se gonflaient… […] Sans que les vents de mer aient pu les déchirer. Le soleil entrait dans vos maisons… la fumée n’y brûlait pas vos yeux. Vous parliez une langue fluide, et vos mains la traçaient… Vous apportiez une croyance neuve et vos Pères enseignaient qu’elle peut vaincre la mort. (Un silence.)

Déjà nous désirons vos outils et vos armes. Déjà nos cabanes s’éclairent comme les vôtres. Déjà nous prêtons l’oreille à votre langue et plusieurs d’entre nous embrassent vos croyances. Ainsi en est-il de moi. (Un silence.)

Est-ce que nous pouvons encore nous détacher de vous ? Est-ce que nous pouvons encore nous enfuir ? […] Vous-même nous rejoindriez. […] Même au nord, où le froid peut tuer les hommes, les bêtes et les arbres, vous nous rejoindriez. […] Pourquoi sommes-nous devenus vous et nous, emmêlés comme les fibres d’un orme.

Pourquoi brûlez-vous d’acquérir les fourrures de nos bêtes, et leur chair et nos outils, et nos vêtements, et le sucre de nos érables. Pourquoi brûlons-nous d’acquérir vos outils, vos armes, vos joailleries, et (avec haine) vos boissons ? D’où proviennent vos boissons ? Où les avez-vous découvertes ? Comment sont-elles dans vos bouches et les nôtres ? Vous nous les offrez pour noyer nos angoisses : comment pouvons-nous résister ! Pourquoi provoquez-vous ces carnages ! Pourquoi pillez-vous nos peltries ! D’où vient entre vous et nous cette guerre sourde ? Pourquoi ce mépris sur vos lèvres et dans vos regards ? Quel est notre sort ? Que deviendrons-nous ? N’éloignerez-vous pas ce qui peut nous détruire ? Ne nous tendrez-vous pas seulement ce qui peut nous guérir ? Pourquoi n’échangeons-nous pas en paix nos biens et nos rêves ? N’entendrez-vous pas nos voix ? (Après un silence.) Que nos fils n’aillent pas dire : ils sont apparus… et nous sommes devenus des ombres… la nuit est venue… et nos ombres ont fui.

Guy Dufresne, Les Traitants, Éditions Leméac, 1969, p. 81-84.
© Succession Guy Dufresne

 

 

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