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- Conte de Noël -

À toute vitesse

Hélène Paraire

C’était un matin comme les autres. Enfin, presque comme les autres. À ceci près qu’on était le 23 décembre et qu’il faisait exceptionnellement froid pour ce temps de l’année. Décembre n’avait jamais été un mois glacial, mais à présent, avec les changements climatiques, on ne savait plus à quoi s’attendre. La planète était détraquée…

Un peu comme tous ces gens qui couraient partout d’un magasin à l’autre, en quête du cadeau du siècle, à un prix imbattable, bien sûr. Ils DEVAIENT trouver LE cadeau. C’était obligé. Parce que les Fêtes, c’est comme ça, il y a des obligations, et on n’y déroge pas. C’est le protocole (comme en informatique !). Ces gens étaient excités, pressés et stressés. Ils avaient le visage crispé, le regard angoissé et marchaient à toute vitesse. De vrais détraqués, vous dis-je !

Isa-Bell ne faisait pas exception. Même si elle abhorrait le temps des Fêtes, même si pendant des années elle avait mis un point d’honneur à ne s’imposer aucune obligation en ce temps de prétendues réjouissances, elle avait fini — bien malgré elle — par participer à cette course frénétique, à ce championnat de la bousculade, à ces olympiades de la consommation. Qu’aurait dit sa vieille tante Noëlla si elle avait refusé de participer à son fichu échange de cadeaux ? Elle serait très certainement vexée…

Isa-Bell avait déniché un livre de recettes, La cuisine bio. Ridicule ! Mais tellement tendance… Et assurément moins inutile qu’un affreux bibelot d’Indonésie. Isa-Bell était sur le chemin du retour, vers sa belle campagne. Heureusement, les routes étaient dégagées, ce qui permettait une circulation fluide. S’il est vrai qu’Isa-Bell roulait à toute vitesse, il est également vrai qu’elle était pressée : cette excursion urbaine ne l’avançait pas dans son boulot et en arrivant, elle aurait sûrement du pain sur la planche. Dans la jeune quarantaine, Isa-Bell était travailleuse autonome depuis plusieurs années et travaillait chez elle, comme nombre de gens dans sa région. Tout ça grâce à Internet ! N’était-ce pas merveilleux ? Elle recevait ses contrats de correctrice via Internet et renvoyait les corrections par le même moyen. Absolument génial !

Tous ces gens, comme Isa-Bell, travaillaient durement, sans aucune aide gouvernementale, sans dépendre de personne, et étaient fiers d’être autonomes. En fait, pour bien définir leur statut, il faudrait les désigner sous l’appellation « travailleurs autonomes-dépendants ». Car ces pauvres citoyens, tout zélés qu’ils puissent être, dépendaient totalement d’Internet. De cette séduisante technologie émanaient leurs contrats.

En arrivant chez elle, Isa-Bell se délesta de ses paquets et de son manteau, puis se jeta littéralement sur son ordinateur portable afin de vérifier ses messages électroniques. Un client l’avertissait que d’ici une demi-heure, il lui enverrait un gros document en format PDF. Avant l’achat de son ordinateur portable, Isa-Bell aurait dû télécharger le d o c u m e n t durant toute la nuit tant la vitesse de connexion était lente (c’est tout de qualifier une vitesse de… lente !). Et il en était ainsi pour retourner le document au client.

Elle avait  déjà constaté qu’il  lui avait fallu une heure pour télécharger un truc de 4,89 MB. C’était infernal. Fatiguée d’attendre après  la municipalité pour bénéficier d’un accès « normal » à Internet, elle avait acheté un p o r t a b l e . Ainsi, elle  pourrait aller dans la bourgade voisine où, selon  l’endroit où elle garerait sa voiture, elle aurait accès à la haute vitesse. Mais elle subissait tout de même l’inconvénient du déplacement : dépenses et perte de temps. Au fait, dans le monde d’aujourd’hui, qu’est-ce qui est pire entre perdre du temps ou perdre de la vitesse ?

Résignée et en bonne travailleuse autonome-dépendante qu’elle était, elle s’empara de son ordinateur, remit son manteau, ses bottes et ses gants et redémarra la voiture pour filer vers la vitesse, la vraie, qui l’attendait à quelques kilomètres. Tant qu’à faire, elle enverrait à sa grand-mère le montage photo qu’elle avait fait pour elle, afin que celle-ci voie sa petite-petite-fille. Encore un avantage de la technologie : même en étant de l’autre côté de l’océan, il suffisait d’un « clic ! » pour que sa grand-mère reçoive photos, vidéos ou simples nouvelles. Il faut dire que l’aïeule était pas mal dans le vent !

Isa-Bell fut tirée de ses réflexions par un jeune chevreuil qui traversait la route d’un pas tranquille. Voulant éviter l’imprudent cervidé, elle donna un brusque coup de volant et perdit le contrôle de son véhicule qui alla percuter un immense tilleul. Isa-Bell venait de sauver la vie du chevreuil, mais venait par le fait même de perdre la sienne… à toute vitesse. Voilà, tout venait de finir là, au pied du tilleul, en quelques secondes. À peine plus que le temps d’un « clic ».

Ainsi donc, le client ne reçut jamais la correction de son document et la grand-mère d’Isa-Bell ne vit jamais les photos de sa petite-petite-fille.

La vie des proches d’Isa-Bell venait de changer à tout jamais. Ce serait un bien triste Noël que celui-ci…

Au village d’Isa-Bell aussi, il y aurait un petit changement : désormais, il y aurait une signature en moins au bas de « la lettre ».

« La lettre », ai-je omis de vous en parler ? Cela tient presque de la légende et pourrait faire le sujet d’un autre conte de Noël, mais en résumé, c’est l’histoire des habitants d’un tout petit village qui croyaient au Père Noël. Si, si, je vous assure, ils croyaient au Père Noël ! Et c’est pour ça que, chaque année, ils se réunissaient pour écrire une lettre au Père Noël, et demandaient invariablement la même chose, nourris d’un espoir presque enfantin : l’Internet haute vitesse, comme tous les autres gens branchés de la planète.

Et comme le Père Noël était, comment dire, fort occupé, il ne répondait jamais à leur lettre. Et pourtant, les gens continuaient à lui écrire. Un peu comme s’ils croyaient en lui…

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