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L’art porte-t-il un masque ?

Raôul Duguay

Raôul Au-boulot, Acrylique-sur-toile, 48-x-48, 2008

Devant une œuvre d’art dite « abstraite », beaucoup de gens, cherchant une référence au réel, demandent à l’artiste : « Qu’est-ce que ça représente ? ». Pour ma part, je réponds toujours : « Tant que tu n’as pas senti que l’œuvre te regarde, tu ne la vois pas. » En fait, toute œuvre d’art, figurative ou abstraite, est d’abord et avant tout une « présence », une forme de « re-présentation », c’est-à-dire qu’elle présente un objet de la réalité mais d’une toute autre manière. C’est en ce sens que l’art déréalise son objet pour le mieux « enrêver ». Enrêver une œuvre, c’est l’enrober d’une dimension imaginaire qui est au-delà de la réalité et qui pourtant s’y réfère. Le fait qu’une œuvre révèle quelque chose et en même temps le voile, crée une énigme ou un mystère. Bref, si une œuvre ne porte pas le masque d’un certain mystère, c’est qu’elle a peu de rêves à dévoiler.

Être créateur, c’est devenir un autre tout en restant soi-même. En tant que créateur, tout ce qu’il m’a été donné de voir dans ma vie est en suspens au-dessus, au-dessous, autour et dedans moi. À condition de les avoir bien intégrés, je suis la somme de tous mes référents : tout ce que j’ai vu, entendu, senti, goûté, touché, et partagé avec tous les êtres vivants avec qui j’ai été en relation. La source de mon inspiration, ce sont les empreintes qu’ont laissé en moi la nature, la culture et les relations humaines. On ne peut exprimer que ce qui est déjà imprimé dans notre mémoire car la créativité dépend des connaissances innées (génétiques et inconscientes), et acquises (culturelles et conscientes) de chacun.

L’image la plus précise que je puisse me faire du processus créatif est celle de la lumière dont la définition est un paradoxe. En physique quantique, le principe universel de complémentarité de Niels Bohr postule que la lumière est en même temps une particule, un objet déterminé occupant un lieu précis dans l’espace, et une onde, un objet non localisé dans l’espace mais se propageant indéfiniment. En philosophie et en sciences exactes, aucune expérience rationnelle dans notre monde à quatre dimensions (hauteur, largeur, longueur et temps) n’est possible hors du cadre de l’espace et du temps. Logiquement, nul ne peut ne pas être quelque part à un moment donné, sauf si son imagination transcende cette réalité. En physique quantique, science de l’infiniment petit, il existe une cinquième dimension où temps et espace sont enchevêtrés et superposés, à la fois réels et virtuels, concrets et imaginaires. C’est pourquoi, lorsque je crée, je suis de ce monde comme n’y étant pas. Où suis-je alors ? Je suis ailleurs, dans une autre dimension de la réalité, dans un autre monde, parallèle à celui-ci. Cet ailleurs se déploie dans le temps imaginaire, cinquième dimension.

Pour se dévoiler au monde, l’artiste procède souvent par symboles. Du grec sumbalon, le mot « symbole » signifie : morceau d’objet partagé entre deux personnes pour servir de moyen de reconnaissance. C’est parce qu’il a pour ressort le symbole, qui cache souvent la moitié du message qu’il révèle, que l’art est le moyen  de communication le plus secret et le plus lumineux.

Chacune de mes toiles est un symbole. Lorsque je peins un bouleau, je ne tente pas de le reproduire tel qu’il est dans la réalité. Et pourtant chacun reconnaîtra un bouleau. Ce qui me motive, c’est de peindre « mon » bouleau, de réinventer le bouleau et de lui faire parler mon langage. Lorsqu’un regardeur identifie dans ma vision du monde ne serait-ce qu’une partie de la sienne, les deux morceaux du symbole sont réunis et le pont jeté entre nos différences nous permet de rencontrer nos ressemblances. Ainsi évolue l’humanité dans le partage des visions. Et tout cela grâce à une image (la toile) qui favorise le transfert de la vision de l’artiste à celle du regardeur. C’est ainsi que l’œuvre prend sens, qu’elle dévoile une partie de son mystère. Alors la toile ne m’appartient plus. Maintenant, elle n’a de sens que pour celui, que pour celle qui la regarde, entre dedans et la recrée selon sa propre vision. Ma toile est ma toile et elle ne l’est plus. C’est le regardeur qui dévoilera le rêve qu’elle porte.

C’est pourquoi, j’ai toujours l’impression que, consciemment, je ne peins que la moitié de la toile. L’autre moitié, c’est elle qui se peint à travers mon inconscient, mon intuition : c’est elle qui me peint. En cela réside tout le merveilleux du mystère : je sais que je peins la moitié de la toile ; l’autre moitié, je la sens, la ressens et la pressens.

Certains disent que l’art véritable doit être spontané et instinctif. D’autres  prétendent que l’art doit être sous la gouverne de la raison et respecter l’harmonie des proportions. En réalité, la créativité fait appel à la fois à la logique du cerveau gauche, rationnel et analytique, qui organise et stabilise un ordre nécessaire et à l’intuition du cerveau droit, émotionnel, analogique et synthétique, où l’imagination est au pouvoir, dérangeant l’ordre établi mais réinventant le monde. De la même manière qu’entre la rive gauche et la rive droite du fleuve, l’important, c’est l’eau qui coule et surtout, les ponts permettant de passer d’une rive à l’autre, ainsi, entre les deux hémisphères du cerveau, il y a le corps calleux, pont permettant les interconnexions entre les deux cerveaux.

Créer, c’est essentiellement mettre au monde quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’existait pas. Comme le monde de l’art est un langage encodé de secrets à décrypter, toute œuvre d’art, simultanément, voile et dévoile, masque la réalité, le connu, et démasque le rêve, l’inconnu. Autrement dit, créer, c’est accoucher d’une vision de son propre mystère et de celui du monde en jetant des ponts entre le visible et l’invisible, entre l’audible et l’inouï, entre soi et le monde. L’évolution du monde dépend de la vision des créateurs.

www.raoulduguay.net

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