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- Cinéma -

Le miroir aux illusions

Jean Pierre Lefebvre

Depuis la naissance du cinéma, il y a cent dix ans, les images en mouvement nous attirent comme les lumières attirent les insectes la nuit. On a d’ailleurs dit du siècle dernier qu’il était celui de l’Image. Pourtant, inexplicable paradoxe, l’école s’est entêtée, et s’entête toujours, à enseigner exclusivement les lettres et les chiffres. Ce pourquoi nous ignorons tout de l’abc des images, car il s‘agit bel et bien d‘un langage ayant sa propre grammaire. Se sont ainsi répandues des faussetés telles « Sage comme une image » et « Une image vaut mille mots », faussetés car une image n’est pas sage du tout – elle peut même être complètement dévastatrice – et a moins de pouvoir d’évocation que les mots, les sons et la musique. Par exemple, si vous lisez « mer » ou si vous écoutez un enregistrement sonore de vagues déferlant sur la plage, vous vous faites (imaginez) de nombreuses images mentales tandis que si vous voyez, au cinéma ou à la télévision, des vagues déferlant sur une plage donnée, votre perception est réduite à ce que montre l’image que vous regardez. Vous aurez par ailleurs l’impression que ce que vous regardez est « vrai » parce que vous le « voyez », même si l’image en question est complètement trafiquée comme c‘est de plus en plus le cas avec les images de synthèse !

Si bien que nous savons de moins en moins ce qui est arrangé avec le gars des vues et ce qui ne l’est pas. Par exemple, la guerre du Golfe a é té déclenchée en 1991 grâce à une mise en scène purement mensongère, et mondialement diffusée à la télévision, de la fille de l’ambassadeur du Koweit prétendant que les soldats irakiens tiraient les nouveau-nés des incubateurs pour les laisser mourir sur le plancher (on ne savait même pas alors qu‘il s‘agissait de la fille de l‘ambassadeur). Il en est de même de la démolition de la statue de Sadam Hussein à l’arrivée des troupes américaines à Bagdad en 2003 : On a engagé et payé des « acteurs » pour l‘occasion, et une fois de plus le monde entier y a cru. Comme il a « cru » aux représentations infantiles du film Les dix commandements de Cecil B. DeMille ou à celles de La passion du Christ de Mel Gibson (les Musulmans ont au moins la décence d‘interdire la représentation du prophète Mahomet). Notre ignorance du langage primaire des images accroît donc la force de ces dernières comme les eaux chaudes de l’océan accroissent la puissance d’un ouragan.

Banal à dire : d’abord le mouvement lui-même, car jusqu’à la naissance du cinéma en 1895 toutes les représentations du monde, de la vie, de la mort, étaient statiques et ne pouvaient donc pas imiter la Nature pour sa part en constant mouvement. En second lieu, la représentation dynamique des images en mouvement est plus grande que la Nature elle-même et subjugue de ce fait le spectateur (pensez à tous les films d’horreur qui, hier comme aujourd’hui, misent sur l’agrandissement de créatures minuscules, telles les araignées ou les fourmis). La télé, il est vrai, est venue compacter l’image cinéma qui a dû s’adapter à cette contrainte, mais en revanche elle s’est introduite partout tout le temps.

On pourrait faire une énumération d’autant plus longue de tous les attributs de l’image en mouvement qu’elle fait – jusqu’à un certain point –  la synthèse des autres formes de représentation (peinture, photographie, théâtre, roman, danse), bien qu’elle se rapproche avant tout de la musique (mouvement dans le Temps) et de l’architecture (mouvement dans l’Espace). Pour les fins de cet article, je m’en tiendrai toutefois à ses trois propriétés majeures.

Illustration : Jean-Pierre Fourez

Première propriété : l’image en mouvement donne à la Réalité des apparences de Rêve, et au Rêve des apparences de Réalité (remarquez bien qu’il s’agit toujours « d‘apparences », jamais des vraies choses ou vrais êtres). En effet, rien ne fit davantage rêver que les documentaires tournés à travers le monde par les opérateurs des frères Lumière à la fin du 19e siècle et au début du 20e : couronnements de rois et de reines, safaris en Afrique, danses traditionnelles des Amérindiens au Québec (eh oui !) et même plusieurs très brèves et très naïves reconstitutions historiques (exemple : L’assassinat du duc de Guise) : l’individu spectateur pouvait dorénavant parcourir et rêver le monde sans bouger de son siège. En parallèle, un français du nom de Georges Méliès, qui réalisa en 1902 Le Voyage dans la lune, comprit très vite qu’il pouvait profiter du réalisme apparent du cinéma pour illustrer des mondes totalement imaginaires, tendance aujourd’hui dominante grâce aux images de synthèse (Star Wars, The Matrix, Le Seigneur des anneaux et le reste).

Deuxième propriété : le pouvoir d’association, ou son contraire, le pouvoir de dissociation. En 1922, le cinéaste russe Lev Koulekov fit l’expérience suivante : il prit un seul et même plan du célèbre acteur Mosjoukine et répéta ce plan à la suite de divers autres, celui d’un enfant qui pleure, d’une femme dans un cercueil, d’un bol de soupe, d’un chien méchant, ainsi de suite. Les spectateurs à qui il montra le montage final s’étonnèrent de l’extrême subtilité de l’acteur à exprimer des sentiments aussi divers que la compassion, la tristesse, la faim, la peur… Or, il s’agissait bien du même plan de l’acteur : c’est l’association de ce plan à d’autres plans de nature différente qui laissait croire que l’acteur exprimait des émotions différentes. Vous pouvez aisément reproduire cette expérience avec votre propre caméra : filmez une porcherie et entrecoupez vos scènes de plans du Parlement ou de vos amis ou ennemis favoris… Mais l’inverse est également vrai, l’image a également un grand pouvoir de dissociation. Pourquoi les nouvelles à la télé se terminent-elles presque infailliblement sur une note légère et positive ? Afin, cette fois, de dissocier le spectateur de toutes les horreurs qu’on lui a fait avaler auparavant, horreurs pourtant indispensables à la rentabilité de l’information (pensez à la une quotidienne du Journal de Montréal).

Troisième propriété : les images en mouvement se déroulent toujours au présent, là,  immédiatement, devant nos yeux, qu’elles racontent une histoire d’hier, d’aujourd’hui ou de demain. Elles font de nous des témoins directs, live, ce qui semble leur donner plus d’authenticité. Par ailleurs, l’impossibilité d’en arrêter le déroulement continu (c’est toujours la cas dans une salle de cinéma) augmente considérablement l’impact de tous les assauts sensoriels qu’elles nous font subir. Ce n’est pas le cas quand nous lisons un livre ou un article de journal, ou quand nous regardons une photo ou une toile : nous le faisons à notre temps à nous, lisons, regardons, lentement ou rapidement, relisons, regardons à nouveau.

Tout cela fait un peu scolaire, je m’en excuse. Mais il faudrait prendre les images un peu plus au sérieux avant que se creuse un infranchissable fossé entre la représentation de notre monde et la réalité, avant que la vie devienne une caricaturale et insipide télé-réalité.

P.-S. :

Pourquoi les Québécois disent-ils « aller aux vues » plutôt que « au cinéma » ? Parce que la première loi sur le cinéma au Québec, en 1911, s’appelait la Loi sur les vues animées.

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