L’aventure commence en 1992. Le courriel s’appelait encore la lettre et savait se faire attendre ; le clavier n’avait pas supplanté le stylo, et la musique était enregistrée sur des disques en vinyle aux sillons fragiles ou sur des cassettes dont le mince ruban se coinçait à l’occasion dans le cabestan des magnétophones. Bref, nous étions encore à l’orée de la préhistoire, en un autre siècle.
L’enregistrement qui guidait mes premières méditations commençait par quelques conseils concernant la posture, suivis de quelques citations lues d’une voix presque subliminale, invitant à la concentration. Venaient ensuite vingt minutes durant lesquelles on n’entendait que le bruit de vagues déferlant doucement sur une plage.
Une des citations murmurées en anglais au début de l’enregistrement retenait particulièrement mon attention : We shall not cease from exploration, and the end of all our exploring will be to arrive where we started and know the place for the first time… [Nous continuerons le voyage et, au bout de l’exploration, touchant l’originel rivage, d’un savoir neuf le connaîtrons.]. J’entrevoyais dans cette invitation au voyage une sorte d’écho à un bref poème que j’avais écrit quinze ans plus tôt après avoir bouclé un tour du monde par le chemin des écoliers : J’ai compris que la Terre était ronde le jour où, pressé de la conquérir, je me suis aperçu de dos .
Ignorant la source de la citation (Google n’avait pas été inventé !), j’écrivis à un ami anglophone pour lui demander s’il connaissait l’auteur de ces lignes, tant j’étais convaincu que la plume dont elles étaient sorties avait autre chose à me dire.
Quelques jours plus tard, la réponse arriva : « Thomas Stearns Eliot (1888-1965), Four Quartets ».
Sans tarder, je me procurai donc un exemplaire de la minuscule 10e édition des Four Quartets (Faber Paperbacks, 1979). Le prix, inscrit au crayon sur la première page, y est encore lisible : 2,95 $.
Ébloui dès la première lecture des quatre poèmes, je sentis monter en moi un désir de partager une telle richesse dans ma langue maternelle. C’est en 1993 que j’ai entrepris la première des nombreuses itérations requises pour une traduction poétique des Four Quartets de T.S. Eliot.
Le chemin fut long, les embûches nombreuses et, parfois, en apparence insurmontables, mais vingt-deux ans plus tard, je puis enfin dire « mission accomplie ». L’édition française de la Tétralogie de T.S. Eliot, publiée par Les Écrits des Forges, est en effet disponible depuis septembre 2015.
Tout avait commencé par quatre vers exprimant l’éternelle et lente spirale ascensionnelle par laquelle l’être humain en quête d’absolu tente de s’extirper de la pesanteur du plan horizontal de sa vie profane. Le lecteur francophone peut désormais se laisser imprégner par une œuvre dont le Secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise affirmait, le 10 décembre 1948, en remettant à son auteur le Prix Nobel de littérature : « … telle qu’elle apparaît sur l’horizon actuel, elle sort de l’océan comme un pic rocheux et constitue sans conteste un point de repère qui prend parfois les contours mystiques d’une cathédrale ».
Les quatre pôles de cette Chartres du verbe – Burnt Norton, East Coker, The Dry Salvages et Little Gidding – en constituent respectivement la crypte, le labyrinthe, les fonts baptismaux et la grande rosace. Les quatre éléments, terre, air, eau et feu, y sont également manifestes.
Dans son discours de réception du Prix Nobel, T.S. Eliot affirmait, quant à lui, que le message des Four Quartets ne devrait pas se confiner au seul territoire où se parle sa propre langue. Force est pourtant de constater que, soixante-dix ans plus tard, cette oeuvre reste méconnue dans la langue où s’édifièrent nombre de cathédrales, et non des moindres.
J’ai confiance que cette version française des Four Quartets, intitulée Tétralogie [pour éviter le virelangue que constitue le trop littéral « Quatre Quatuors »] contribuera à répandre dans la francophonie le souffle poétique du géant de la littérature anglo-américaine du 20e siècle qu’était, est, et restera T.S. Eliot.
Une longue gestation a pris fin et l’épitaphe du poète est ici de mise : « En ma fin est mon commencement ».
* T.S. Eliot, Tétralogie (Quatre Quatuors), traduit et présenté par Daniel Laguitton,
Les Écrits des Forges, 2015.
http://www.ecritsdesforges.com/oeuvre.php?id=1171