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- Chronique littéraire d'Armandie -

Les yeux grands ouverts

Josée Beaudet

La rencontre, film de Lucie Lachapelle à l’ONF

La jeune femme blonde que j’ai devant moi a un regard bleu lumineux et un sourire qui  vient du fond de l’âme. Je la reçois dans mon bureau de l’Office National du Film

où j’ai mis sur pied une unité de production de films pour réalisatrices. Nous sommes au début des années 1990 et mon invitée n’a jamais fait de film, jamais écrit de livre. Cependant, le document qu’elle m’a soumis est si clair, si bien structuré, si riche de connaissances et d’expérience de vie que je lui ai donné rendez-vous. Ainsi a commencé la gestation du film La Rencontre* sur la relation de couple entre Blancs et Amérindiens. Il a été tourné à Kuujjuak et Salluit par une équipe de femmes sous la direction d’une jeune cinéaste qui, depuis, a parcouru beaucoup de chemin en tant que réalisatrice et écrivaine.

Lucie Lachapelle est née à Montréal mais, dès la fin de son adolescence, à 18 ans, animée par les questions sociales et l’esprit d’aventure, elle se retrouve enseignante au Nunavik. Commence alors une longue histoire de découvertes, d’amour et d’amitié toujours en lien avec les Autochtones, que ce soit au Nunavik, dans les Laurentides ou en Abitibi.

Les Yeux Grands Ouverts raconte cette histoire qui débute en 1974 et se termine avec le dernier chapitre du livre en 2004. Avec le récit de ces « fragments de vie » l’auteure veut laisser une trace :

J’aurais voulu faire une révolution, écrit-elle, changer le monde, crier ma joie et mon bonheur, mon indignation, ma colère et ma peine. Je l’ai fait à ma manière, en douceur, avec les mots.

 Dès son premier séjour dans le « Nord », et en dépit des difficultés de communication avec les habitants du lieu, la jeune enseignante tisse des liens d’amitié avec eux. Elle elle préfère leur compagnie à celle des Blancs, dont les privilèges dans cette société pauvre la scandalisent.

Malgré les avertissements de ses collègues, elle fréquente assidûment la population locale, prend des risques et frôle la mort « qui est toujours si proche » dans une nature splendide et violente qui ne pardonne pas aux audacieux. On a le cœur serré à lire ces moments où, en pleine nuit, sa collègue enseignante est sur le point de se noyer dans l’eau glacée. Les jeunes hommes avec qui elles ont embarqué lors de cette virée nocturne en motoneige vont-ils risquer leur vie pour sauver une Blanche ? Elle aura honte de s’être posé la question, car eux n’hésitent pas. Encore un préjugé ! L’apprentissage de l’Autre est en route.

Sans cesse, l’auteure utilise le terme « bienveillant » pour qualifier le regard et les gestes des gens chez qui elle habite et qu’elle découvre peu à peu. Bienveillance et douceur.  Les peines sont tues, cachées ; les suicides et la violence contre les femmes sont considérés comme inévitables dans cette société dépossédée et impuissante, où l’alcool rend morose et méchant.

Partout il y a des enfants heureux, rieurs, qui la prennent parfois par la main, qui profitent d’un bain chez elle, qui lui sourient et lui manifestent de l’affection. Et qui dorment la tête sur leur pupitre les lendemains de nuits ensoleillées.

Elle apprend aussi que l’hospitalité est incontournable, le partage essentiel, des valeurs qui n’ont pas du tout la même importance dans le « Sud ». Alors qu’elle est enceinte de son premier enfant, son mari Cri et elle hébergeront durant plusieurs mois une jeune fille suicidaire dans leur très modeste lieu de vie familial, à l’étage d’un ancien poulailler. Ce n’est pas admirable, c’est normal.

 Elle finit par oublier qu’elle est une Blanche dans le « Nord » et que son mari est un « Indien » dans le « Sud ». Au cours d’un chapitre intitulé Apartheid 2, elle part avec lui et leur fils pour aller fêter Noël dans sa famille à Montréal. Dans le train qui roule de Senneterre à La Tuque, elle dort dans une couchette avec le bébé tandis que son mari sommeille sur une banquette à côté. Le contrôleur apostrophe celui-ci et l’enjoint de rejoindre le wagon qui leur est réservé à « eux », les non-Blancs. C’est la loi. Elle trépigne de colère, il s’y soumet.

Dans un texte qu’il signe en début du livre, Georges Pisimopeo, qui a été ce mari de l’auteure pendant une vingtaine d’années, décrit les ravages engendrés par la Loi sur les Indiens (Indian Act) instaurée en 1876.

Les sept valeurs si chères aux Premières Nations soit le respect, l’amour, l’humilité, le courage, la sagesse, l’honnêteté et la vérité ont été remplacées par la peur, la honte, le désarroi, la haine, la colère, la culpabilité, l’absence d’estime de soi, le suicide, des familles dysfonctionnelles.

 Quel gâchis ! Lequel persiste et dont on ne finit plus de compter les cicatrices et les nouvelles blessures.

Pourtant, écrit Lucie Lachapelle :

En général, les Blancs pensent qu’il est difficile d’entrer en contact avec  « eux les Indiens » [] j’ai réalisé que, bien au contraire, c’est d’une facilité désarmante. Tant que le respect et l’humilité sont au rendez-vous.

 Un livre touchant et vrai qu’il faut lire afin de se débarrasser de plusieurs tabous et préjugés, et pour voir plus grand.

* On peut visionner le film La Rencontre en ligne via le site internet onf.ca/La rencontre/ par Lucie Lachapelle – ONF

Les yeux grands ouverts, Lucie Lachapelle, édition Pleine Lune, janvier 2024

https://www.leslibraires.ca/livres/les-yeux-grands-ouverts-lucie-lachapelle-9782890246263.html

 

 

  • Autre
  1. Bonjour. J’aurai bientôt l’occasion de lire « Les yeux grands ouverts » et j’ai très hâte. Je ne connaît pas Lucie Lachapelle mais comme j’aimerais jaser avec elle. À la suite de cet article, j’ai l’impression de découvrir une amie.
    J’ai la chance d’avoir connu son mari. On était au ensemble au secondaire.
    Même si je ne suis pas autochtone je partage tellement ce que raconte Lucie et je dis, enfin!
    Je vais lire ce livre avec mon cœur et je vais m’imprégner du sien.
    Merci à vous. Migwetch Lucie.

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