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- Chronique littéraire d'Armandie -

Ce que je sais de toi

Roman d’Éric Chacour
Josée Baudet

Il existe des livres qui, tout comme certains films, font voyager. Ils nous amènent ailleurs. Ils nous font découvrir des cultures, des paysages, des mentalités, des histoires de vies qui, en apparence, n’ont rien à voir avec la nôtre. Puis, nous ramènent à l’essentiel : les liens familiaux, les relations amoureuses, le désir d’être heureux, l’importance des origines qui sont des valeurs universelles.

Ce que je sais de toi est un livre envoûtant qui nous garde dans sa bulle longtemps après qu’on en ait terminé la lecture. Écrit avec une habileté et une efficacité. remarquables, il nous entraîne en Égypte, au Caire, chez les Levantins, plus précisément les Chawams, une communauté métissée d’habitants originaires de Syrie, du Liban, de Jordanie, de Palestine qui vivent au cœur de la population arabe. Les Chawams sont adeptes d’une religion chrétienne influencée par les rites religieux orientaux et, chez eux, la langue française est celle qui est parlée à la maison. C’est un groupe tissé serré, dont les membres sont habiles en affaires et dans les arts, appréciés  par le peuple qui les accueille jusqu’au début des nationalisations par Nasser. Le récit commence au Caire en 1961 et se termine à Boston en 2001 avec, entretemps, séjours à Montréal à compter de 1984.

Le titre indique clairement qui sont les deux héros : le je et le toi. Le toi occupe une grande partie du bouquin et le je apparaît en cours de route, se mêlant harmonieusement au récit, tout en gardant longtemps son mystère. Le il arrivera en toute fin pour nous raconter ce que je ne peut plus savoir ou imaginer de toi. Tout cela coule sans embâcles : un tour de force.

Toi est élevé au sein d’une famille aisée dont le statut social garantit l’impunité. Il est  beau, il est bon, il est naïf. Toute son enfance et son adolescence se passent dans un univers de femmes, avec sa sœur, complice de jeux, la bonne, complice des secrets, et son admirable et redoutable mère. Cette dame Libanaise de naissance, Égyptienne de présence et par-dessus tout Française de transcendance obéit aux convenances qui ne lui laissent aucun pouvoir dans la sphère publique où brille son mari médecin, mais règne sur la vie domestique avec vigilance et même férocité. Celle qui fredonne d’une voix basse et fausse la chanson Sous les ponts de Paris et qui ne tolère pas qu’on élimine l’imparfait du subjonctif de son discours peut briser une vie … pour le bien de quelqu’un qu’elle aime. C’est ce que je découvre peu à peu en assemblant les miettes d’information qu’il a glanées au sujet de ce toi qui a grandi avec la certitude qu’on est jamais que ce que la société attend de soi. Jusqu’au désastre.

Éric Chacour

Quoique formé en sciences économiques, Éric Chacour, Canadien né à Montréal de parents égyptiens est déjà un grand écrivain ; ce premier roman le prouve sans équivoque. L’équipe d’Alto, la maison d’édition qui a reçu le manuscrit a d’abord cru à un canular comme celui que Romain Gary avait fait vivre au Mercure de France, prestigieuse maison d’édition française, sous le pseudonyme d’Émile Ajar avec La vie devant soi.

L’auteur de Ce que je sais de toi  fait montre d’une tendresse infinie envers ses personnages, malgré leurs défauts, leurs faiblesses et parfois même leurs crimes. Le récit de la vie de toi exhumé par je est même teinté de romantisme, qu’il s’agisse de ses souvenirs d’enfance ou de ses amours. Mais l’écriture qui sait si bien illustrer les lieux, les odeurs, les élans du cœur et ceux du corps, devient souvent lapidaire, évitant ainsi l’apport de lunettes roses qui camoufleraient la dure réalité de la vie.

En effet le ton est tout autre envers une société conventionnelle et étouffante où l’hypocrisie est de mise et où on est vertueux par comparaison :

Les gens aiment parler de « mauvaise vie » : cela revient à dire que la leur est irréprochable. Il est toujours commode de laver son âme au vice des autres.

Ce sont ces mêmes gens qui, dans un salon funéraire, camouflent leur plaisir sous un masque de douleur :

Pour certains, la mort est résolument ce que la vie peut offrir de plus divertissant.

Quant à la religion, qui prétend détenir la vérité, elle cimente les mensonges et l’auteur ne l’épargne pas non plus : Le doute est l’ennemi de longue date des religions. Elles glorifient celui qui, sur injonction divine, assassinerait son fils sur les hauteurs du mont Moriah et pointent la faiblesse de cet autre qui a besoin de voir pour croire.

 Je doute. Il doute du bien-fondé de sa démarche. A-t-il le droit de fouiller ainsi le passé de quelqu’un d’autre ? Son entreprise n’est-elle pas illusoire ?

Les souvenirs n’ont de valeur que pour ceux qui les peuplent. Une fois ces derniers disparus, ils deviennent une devise qui n’a plus cours, une monnaie de singe dont il faut se méfier.

Et pour étayer ce denier propos l’auteur fera dire à Fethaya, la bonne :

Écrire c’est une belle saloperie.

 Oui c’est vrai : quand on écrit, on triche et on intrigue avec sa vie et celles des autres. On se souvient et on ment. On détruit et on reconstruit. Pour le malheur de quelques-uns et le plus grand bonheur de très nombreux autres. Bonne lecture !

Ce que je sais de toi, Eric Chacour, Alto, 2023.

https://editionsalto.com/livres/ce-que-je-sais-de-toi/

Repris par la maison française, les Éditions Philippe Rey, le livre a été en lice pour les prix Femina et Renaudot.

Il a gagné le Femina des Lycéens.

 

 

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