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- Immigrantes d'ici -

Taís et Teedah

Paulette Vanier

photos : Nathalia Guerrero Vélez

Lune est d’origine brésilienne, l’autre est issue de l’union entre une mère cambodgienne et un père allemand. Elles ont toutes deux la trentaine, ont toutes deux étudié au Dawson College et à l’université Concordia, et habitent toutes deux, depuis respectivement trois ans et un an, à West-Brome, à un jet de pierre l’une de l’autre. Deux jeunes professionnelles qui affichent une confiance manifeste dans leur talent et dans la vie, en dépit des inévitables obstacles qui se sont mis en travers de leur chemin. Instantané d’une jeunesse immigrante et de deuxième génération dans toute sa splendeur.

Taís da Costa

 Née à Brasília en 1992, Taís da Costa a douze ans quand son père, un ingénieur œuvrant au sein de l’armée, est embauché par l’OACI (Organisation de l’aviation civile internationale) dont le siège social est à Montréal. Père, mère, fille et garçon débarquent donc au Québec en 2004. Installés dans le quartier Côte-des-neiges, les parents décident d’envoyer leur fille à l’école anglophone où l’adolescente qu’elle est se sent tout de suite rejetée car elle ne parle que le portugais. Pourtant, elle en avait rêvé de cette installation au Canada. Elle se rabat sur ses amies brésiliennes, avec qui elle communique par Internet sur une base quotidienne. Pendant deux ou trois ans, elle mène donc une existence de recluse, repliée sur elle-même et sur son mal du pays. Puis, arrive Maïa qui, malgré son jeune âge, la prend sous son aile protectrice. Une sorte de marraine avec qui elle est bien et avec qui elle se remet à l’anglais — qu’elle avait appris très jeune lors d’un séjour aux États-Unis, puis oublié. Les barrières tombent, elle se fait des amis et a désormais une vie sociale normale.

Son parcours scolaire est celui d’une artiste : beaux-arts à Dawson College, bac en arts visuels à l’université Concordia, puis dessin graphique, métier qu’elle exerce présentement en tant que pigiste. Sites Web, logos, cartes, rapports, affiches, notamment celles que la ville de Lac-Brome a installées devant ses divers bâtiments historiques et municipaux (le graphisme, pas le support précise-t-elle), elle fait de tout.

Entre ses études et sa situation actuelle, il y a eu toutefois une longue période où elle a travaillé comme serveuse dans divers restaurants de Montréal. C’est d’ailleurs dans l’un d’eux qu’elle a rencontré son copain Daniel Likoray, qui exerçait le métier de cuisinier depuis ses quatorze ans.

Suite à une offre d’emploi à Bromont, puis à Dunham, le jeune couple décide de s’installer dans la région et part en quête d’une propriété. Sur un site d’offre immobilière, ils découvrent la perle rare. Rare oui, mais perle, non, selon leur agente immobilière, qui leur déconseille de l’acheter, voire même de la visiter, au motif que la maison n’a ni style ni cachet et qu’elle est sur le marché depuis plus d’un an. Ils décident tout de même de visiter l’endroit et le trouvent tout à fait à leur goût : la maison leur convient, le terrain a les dimensions requises pour Mario le chien, la contiguïté de la rivière Yamaska Sud-Est qui le borde et la proximité des services les enchantent. C’était en 2019, juste avant la pandémie. Depuis, les deux jeunes gens ne cessent de se féliciter d’avoir pris la décision de quitter la ville pour s’installer dans ce coin de campagne pour le moins pittoresque.

L’artiste qui habite Taís da Costa insistant pour qu’elle élargisse ses activités créatives, elle s’inscrit, en 2020, à un cours de céramique et aux ateliers libres offerts par Michel Viala et Sara Mills de la Poterie Pluriel-Singulier de Saint-Armand. Artisane assidue, elle y a depuis ses habitudes et ses quartiers, à preuve cette motte d’argile emballée dans du plastique et reposant sur une tablette qui porte son nom, attendant la transformation par les mains et le feu.

Il ne semble plus rien rester de sa morosité adolescente sinon, peut-être, une certaine retenue qu’elle porte avec le plus grand naturel.

Teedah Hammer

 Née en 1987 au Québec, Teedah Hammer ne se considère pas vraiment comme une immigrante, bien que tout, dans son discours, ramène à cette grande famille cambodgienne à laquelle elle appartient du côté maternel. D’ailleurs, à la manière caractéristique des Asiatiques, son récit commence par l’histoire de ses ancêtres, ses grands-parents en fait, dont la vie rocambolesque mériterait d’être contée dans le détail, mais que des contraintes d’espace nous obligent à laisser de côté.

Il n’était pas simple pour cette famille ayant adopté un mode de vie à la fois asiatique et européen comme la sienne de vivre dans l’Ouest-de-l’île. La jeune femme évoque tout particulièrement les repas du midi à l’école, où œufs de cane salés et saucisses chinoises faisaient plutôt mauvaise figure aux côtés des sandwichs au poulet de ses vis-à-vis caucasiens. Elle se rappelle aussi de la difficulté que sa mère, une femme d’affaires avertie, éprouvait à se faire reconnaître. On supposait d’emblée qu’elle était la gardienne des enfants de la maison alors que c’était, en fait, le gagne-pain familial et la propriétaire de plein droit de leur résidence.

À 17 ans, Teedah quitte la maison pour étudier la psychologie au Dawson College. Elle se tournera finalement vers l’urbanisme. L’université Concordia offrant par ailleurs une mineure en mandarin avec, pour les étudiants méritoires, bourse à la clé pour étudier en Chine, elle se retrouve pour tout un semestre à l’université Zhejiang de la ville de Hangzhou, au sud-ouest de Shanghaï, tous frais payés par l’État.

De retour au pays, elle n’a qu’une idée en tête : retourner là-bas après avoir décroché un emploi en urbanisme lui permettant de le faire. Cependant, l’entrevue passée auprès d’une firme internationale en quête d’urbanistes maîtrisant le mandarin lui laisse comme un goût amer. Le mandat : détruire un quartier historique, relocaliser des gens qui y ont toujours vécu, bref, faire tabula rasa dans le but de construire de gros édifices modernes, une aberration aux yeux de la jeune femme qui était tombée en amour avec les vieux quartiers du hutong (ensemble de ruelles étroites de Bejing où étaient construites traditionnellement les résidences selon les règles propres au fen-shui et qui est en voie de disparition rapide) où elle avait passé quelque temps à la fin de sa session universitaire. Fin donc d’une carrière à peine amorcée.

Gérance d’une concession automobile, activités dans l’immobilier, elle se tournera alors vers le monde des affaires, se mariera et aura un fils, du nom de JJ (Julian Jo).

Puis, c’est la rupture. Pas seulement avec l’époux, mais aussi avec cette effervescence urbaine, cette fébrilité entrepreneuriale. Besoin de se retrouver, de se réapproprier son existence, de sortir de ses propres sentiers battus. Elle partira alors à la recherche d’un lieu à elle à la campagne et trouvera cette propriété que son fils a aimé d’emblée et a refusé de quitter. C’est l’étang rempli de grenouilles coassantes qui en a été en quelque sorte le déclencheur décisionnel.

Pour l’heure, elle explore diverses possibilités. Ainsi, elle aimerait mettre sur pied des services destinés aux personnes monoparentales qui leur permettraient d’avoir une vie en dehors du travail et de la parentalité, tout en étant assurés que leur enfant est en sécurité. Et se pencher sur tout ce qui est accès aux services.

D’abord préoccupée par la décision de sa fille de se retirer dans un coin reculé où « il n’y a personne », sa mère, une citadine invétérée, a fini par se prendre d’affection pour le lapin et le gazon, qu’elle « caresse » à tour de rôle avec un bonheur évident, l’un et l’autre lui étant inconnus jusque-là.

Et Taís et Teedah se disent heureuses à la campagne, mais déplorent la relative homogénéité de la population et de « la bouffe, la bouffe ! », s’exclame Teedah, qui compense le manque de diversité culinaire par une visite hebdomadaire à Montréal où elle conjugue rencontres familiales et expérience gastronomique. Quant à Taís, elle compte sur les talents culinaires de Daniel pour varier le menu. Déjà qu’il s’est mis à la cuisine indienne que, paraît-il, il prépare avec brio.

Hors entrevue, nous nous retrouvons sur la petite plage de galets qui borde la propriété de Taís et de Daniel, nous discutons de sujets pêle-mêle —des arbres qui risquent de tomber, des pannes électriques qui, à la campagne, nous laissent sans eau, mais aussi du bonheur de JJ quand l’électricité lâche et qu’il faut cuisiner dehors sur un feu de bois, de la famille de canards élargie (deux mamans, un papa et cinq petits) qui fréquente les eaux de la rivière, de la profondeur de celle-ci, etc. Taís et Teedah s’enthousiasment pour tout ce qu’elles découvrent à la campagne, mais elles s’indignent également : du prix aberrant des logements, des inégalités sociales, du déni patent des injustices par les autorités, de la situation terrible des migrants. J’ai le sentiment profond d’avoir affaire à une jeunesse avertie, impliquée, active et déterminée à améliorer, sinon changer, le monde.

Il fait chaud. Nous regardons avec envie Taís qui, chaussée de sandales en plastique, se rafraîchit les pieds dans l’eau tout en devisant des maux et lumières de l’humanité.

 

 

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