Lorsqu’on circule sur nos chemins, on ressent un bien-être réconfortant, une force tranquille. Se succèdent forêts, prairies et champs. C’est naturel, direz-vous… Oui, mais… Derrière les balles de foin sagement alignées, il y a du travail d’homme et de femme ; derrière les vaches qui broutent paisiblement, il y a une énorme infrastructure laitière et derrière la traditionnelle bonhomie des gens de la terre, il y a souvent des drames.
Mais qu’en est-il exactement ? Beaucoup d’opinions circulent sur le monde agricole, mais reflètent-elles la réalité ? Pour le savoir, nous avons décidé d’aller à la source et de donner la parole aux agriculteurs, qui sont plutôt discrets d’habitude.
Nous avons réuni six agriculteurs et une agricultrice pour les entendre parler de leur métier. Le choix de ce panel n’a rien de scientifique. Il représente un éventail de différents types de cultures et un large spectre d’âges.
Nous n’avons ni la prétention ni les moyens de faire les États généraux de l’agriculture à Saint-Armand. Nous avons simplement posé cinq questions, des questions que se pose le commun des mortels. Dans un prochain numéro, nous ferons le même exercice avec d’autres exploitations : vergers, élevages de chevaux, vignobles, etc.
Première question :
Les difficultés actuelles Quels sont les grands défis auxquels vous êtes confrontés actuellement ?
D’entrée de jeu, c’est la rentabilité de leurs entreprises qui inquiète nos panélistes. « La marge de manœuvre est de plus en plus mince », avance Luc, alors que Charles affirme que « les producteurs de lait sont à bout ». Trop d’endettement, ajoute-t-il. Yvan abonde dans le même sens et dit qu’il faut « gérer serré ». Confronté à une mondialisation sauvage, aux fluctuations des marchés, nos agriculteurs deviennent dépendants des Américains qui dictent les règles du jeu. Louis dit : « Je suis fatigué d’être un satellite des Américains, et de ne pouvoir vivre complètement de mon exploitation agricole ! Par moment, je souhaiterais une super inflation pour pouvoir payer ma ferme ! » Et Léopold de renchérir : « Quand les Américains décident, tu dois suivre ». Pour sa part, Caroline (jeune bachelière en agronomie) a choisi de relever le défi et elle affirme qu’elle fait « de l’agriculture par amour, et non pour l’appât du gain ». D’ailleurs, se demande-t-elle : « Qui fait de l’argent ? » Tous sans exception soulèvent le problème de l’endettement et de la difficulté de faire face à leurs obligations financières. Devant le « niveau de stress quotidien », l’agriculteur d’aujourd’hui a un avenir incertain.
Deuxième question :
L’environnement Quelle est votre position face à la pollution d’origine agricole ?
On reproche aux agriculteurs d’être des pollueurs. Qu’en est-il vraiment, selon eux. Luc affirme qu’« on fait des choses pour améliorer la situation, mais cela va prendre du temps ». D’accord. Mais avons-vous nous beaucoup de temps devant nous ? Tous sont unanimes pour dire que certaines politiques du gouvernement ne sont pas toutes des réussites. « C’est un pas en arrière avec le fumier liquide (les fosses à purin) », d’expliquer Pierre. « C’est une aberration que les États-Unis permettent l’épandage du lisier sur la neige », de renchérir Caroline. Selon Léopold, les agriculteurs se sont grandement améliorés et il est « trop facile de mettre ça sur notre dos », et Yvon d’ajouter qu’ « une prise de conscience s’est développée, on fait plus attention. » Les remarques de Charles sont intéressantes, en ce sens que, selon lui, « pour être plus environnementaliste, ça nous coûte plus cher, et le savoir technologique est difficilement accessible en agriculture ». Et la déforestation ? « Que veux-tu ? si le gars doit agrandir pour arriver à faire vivre sa famille, y’é pogné », de répondre Luc. Pas le choix donc ? Faut suivre la parade, contraint de se développer compte tenu des lois actuelles, sous haute surveillance, « gérés par des abrutis », de conclure Louis.
Troisième question :
Le choix d’un syndicat Verriez-vous d’un bon œil l’arrivée d’un nouveau syndicat ?
Cette question soulève de l’émotion car il s’agit plutôt d’un non-choix. À des degrés divers, le mécontentement face à l’U.P.A. est général, et la grogne bien palpable. Charles admet que le Syndicat doit être fort, doit pouvoir représenter la réalité des agriculteurs et prendre leur défense. Or il constate comme Louis ou Yvan que l’U.P.A. mange dans la main du gouvernement et qu’il a fait un incroyable virage à droite.
Charles : « Il y a eu une dégradation des conditions de l’agriculture par des politiques erronées. »
Louis : « Je paie ma cotisation parce que je n’ai pas le choix. » Caroline : « J’ai perdu mon temps à l’U.P.A. »
« Ils ont tout simplement oublié la base », dit Léopold pour qui l’agriculture reste une affaire d’êtres humains et non de marchés. Il souhaite que les gens de la terre retrouvent une solidarité et un esprit coopératif. En restant replié sur soi, on a oublié que l’U.P.A. est au service des agriculteurs. « Maintenant, dit-il, ce sont les agriculteurs qui sont les instruments de l’U.P.A., on a trop laissé la Direction dicter les règles sans critiquer quoi que ce soit ». Il considère le monopole de l’U.P.A. inadmissible. « Oubliez ça, c’est pourri ! »
À des degrés divers, tous les membres du panel sont unanimes : la machine syndicale ne tourne pas rond, elle représente des gens qui ne se sentent pas représentés !
Yvan dit que c’est un mal nécessaire car c’est en principe sa voix à Québec mais « qu’ils ne sont jamais là quand on en a besoin ».
Léopold souhaite la création d’un nouveau syndicat avec des visées plus coopératives que capitalistes : « un bon, un vrai, géré par des agriculteurs et non des technocrates enfermés dans des bureaux ».
Et l’Union paysanne dans tout ça ? Autour de la table… grands sourires. L’idée est louable mais face au rouleau compresseur de l’U.P.A., l’Union paysanne a mal démarré, c’est un peu folklo. Elle représente encore moins les agriculteurs. « La médiatisation a été stupide », dit Caroline. Leur information est biaisée. Que viennent faire les artistes là-dedans ? Le seul aspect positif a été de réveiller les consciences en tentant de créer un contre-pouvoir à l’U.P.A. Mais comme on dit : « Cela prend plus que du bonbon ! »
Quatrième question : La relève
Comment voyez-vous la relève pour votre exploitation ?
Les sentiments sont bien mélangés quand on parle de relève. C’est l’heure des bilans et du constat que, malgré l’âge qui avance inexorablement, on aurait aimé encore faire plus et mieux. Ai-je réussi ? Comment est la terre qu’on m’a léguée il y a 35 ans ? Qui va prendre la suite ?
Léopold dit avec une petite brume dans l’œil : « Le temps a passé si vite ». Et aussi : « Il faut aimer ça être rivé à sa ferme et donner des heures innombrables ». C’est surtout cela qui l’inquiète quand il parle de relève : « Autrefois, avec une 4e année, du bon sens et de la détermination, on pouvait s’en sortir ». Maintenant, pour démarrer, un jeune doit être polyvalent, agronome, chimiste, informaticien, comptable.
La terre ne fait plus vivre son monde confortablement, car pour un équivalent de revenus d’il a 20 ans, il faut travailler deux fois plus pour être concurrentiel. « Alors, ça m’importe peu que mes enfants prennent ou non la relève », dit Louis. Charles, philosophe et pragmatique, bien que parfois découragé par les conditions impitoyables du marché et autres luttes de survie, pense qu’on peut s’adapter aux méthodes de l’agriculture moderne. Ce qui importe avant tout pour lui, c’est la transmission du savoir, le partage de l’expérience. Ce transfert du patrimoine avec des racines et toutes ces choses indéfinissables qui font qu’on s’accroche à son coin de terre.
« La relève, c’est moi », dit Caroline. Malgré toute son enfance passée à la ferme et un solide bagage universitaire, elle a la peur au ventre car, dit-elle : « C’est un énorme défi. » Mais, optimiste, elle ajoute : « J’ai la chance de faire mes preuves ». Caroline dit connaître beaucoup de jeunes qui veulent travailler en agriculture, mais les conditions de vie en rebutent plus d’un. « Vas donc trouver un conjoint quand tu passes 15 h par jour, sept jours par semaine au boulot ! »
Autre aspect non négligeable de la relève : les conditions financières. Pour Luc, dont les deux fils sont déjà associés avec lui, la suite est assurée, mais la grande question est de savoir comment ils vont lui payer une retraite décente quand il leur aura cédé l’exploitation ? Même refrain pour Yvan associé depuis 10 ans à ses parents. « Je me sens prêt à être autonome, mais je suis incapable d’acheter la part de mes parents ».
Quant à Pierre, il dit qu’il faut être un peu fou « mais que ça en vaut la peine si on oublie les congés et les vacances ». Pour lui, se lancer en agriculture prend une grosse dose de courage. « Puis t’es mieux d’avoir fait des bonnes études pour avoir quelque chance de réussir ».
Si on résume cyniquement. Tout le monde est prêt pour la relève, mais personne n’en a les moyens ! ! !
Cinquième question : Solutions
Quelles solutions voyez-vous aux problèmes que vous avez évoqués ?
L’horizon est-il si sombre en agriculture ? Selon nos participants, le ciel est encore bien nuageux. Malgré les éclaircies, la majorité, surtout chez les jeunes, espèrent miser sur des valeurs profondes comme « l’équité », « la répartition de la richesse », « la compréhension », « un meilleur équilibre », « le respect ». Luc avance avec raison qu’« un agriculteur peut pas faire la grève », qu’ainsi les moyens de pression sont rares et symboliques. Louis aimerait « définir quel genre d’agriculture on veut », faisant remarquer « l’influence de l’agriculteur sur l’air, l’eau, le paysage, l’environnement », que l’on se donne « un objectif de société ». Un des problèmes majeurs auquel sont confrontés les agriculteurs depuis quelques années, c’est la cohabitation avec les « gens des villes », avec ces néo-ruraux qui envahissent nos campagnes, et qui achètent à gros prix les terres disponibles. « Allons-nous devenir une colonie ? » se questionne Charles, évoquant une tendance nouvelle voulant aussi que les fermes soient exploitées par des agriculteurs « de l’extérieur ». Léopold estime quant à lui que la clé du succès est « de respecter, respecter ceux qui viennent, mais ils doivent comprendre qu’on était déjà là », et de poursuivre un objectif commun de partage. Ce à quoi Caroline renchérit : « Il faut répartir la richesse, trouver un moyen de vivre équitablement ». Luc a eu une remarque très juste sur ce qu’on pourrait appeler la désagriculture : « Regardez Sutton, avant c’était comme ici, les fermes, les champs, les belles vallées, les troupeaux. Depuis que presque toute la campagne a été achetée par des pleins, le territoire est retourné en friche, n’a plus d’agriculture ». Il faut donc faire attention, trouver « un meilleur équilibre », de dire Yvan, l’air soucieux tellement la tâche n’est pas facile.
Conclusion
Voilà ce que les participants avaient à dire dans le peu de temps que nous leur avons donné. Il ne s’agissait pas d’un débat mais de témoignages personnels qui, nous l’espérons, permettront aux lecteurs de se faire une opinion et d’ouvrir le débat sur les modes de culture et leur impact sur notre avenir commun. Nous remercions chaleureusement les participants pour avoir partagé un peu de leur temps précieux.