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- Environnement -

Réparer la baie Missisquoi

Un rapport de la Commission mixte internationale (CMI) remet à l’ordre du jour la dépollution de la baie Missisquoi.
Pierre Lefrançois

En novembre 2017, les gouvernements canadien et américain demandaient à la CMI d’élaborer des recommandations sur les moyens de réduire les épisodes récurrents de prolifération de cyanobactéries (algues bleu-vert) dans la baie Missisquoi du lac Champlain et dans le lac Memphrémagog. En avril dernier, la commission déposait son rapport, qui aura demandé presque 30 mois de travail à une vaste équipe de scientifiques, fonctionnaires, membres de la société civile et citoyens concernés des deux côtés de la frontière. Ces deux plans d’eau étant situés de part et d’autre de celle-ci, les problèmes qui les touchent concernent les deux nations. La baie Missisquoi étant dans la cour de l’Armandie, cela nous concerne au premier chef.

Qu’est-ce qui est cassé ?

Dès le début des années 1990, les autorités des deux pays, de même que celles des états du Vermont et de New-York et de la province de Québec, expriment leur inquiétude quant à l’aggravation des épisodes d’efflorescences de cyanobactéries toxiques qui, chaque saison, nuisent aux activités nautiques et à la pêche, menacent la santé des animaux et des humains, entraînent une baisse de la valeur des résidences riveraines, compromettent l’approvisionnement en eau potable, etc.

On comprend rapidement la cause de ce fléau : une fulgurante croissance des apports en nutriments dans l’eau, surtout en phosphore. Ce dernier se dépose au fond de la baie et, quand la température de l’eau augmente au cours de l’été, les bactéries s’en nourrissent et se multiplient. De 2000 à 2008, la partie Est de la baie, c’est-à-dire le secteur de Grande Baie, qui s’étend de la Pointe Jamieson à Saint-Armand (Philipsburg) était la zone la plus touchée, le secteur de la baie de Venise se classant au deuxième rang. Les efflorescences sont généralement observées de la mi-juin à la mi-octobre, avec une pointe à compter de la mi- juillet. Les vents dominants du sud-ouest en favorisent la prolifération.

D’où provient ce phosphore ?

Les engrais agricoles en constituent la première source, bien qu’il en provienne aussi des eaux usées résidentielles et industrielles et de divers types de savons. Durant les années 1970, 1980 et 1990, l’urbanisation du territoire et l’industrialisation de l’agriculture ont fait bondir les apports en phosphore dans le bassin versant de la baie Missisquoi. À compter des années 2000, la concentration de ce minéral dans l’eau est si importante que les efflorescences de cyanobactéries se manifestent chaque été, forçant les fermetures de plages ainsi que les avis de non-consommation de l’eau du robinet et du poisson pêché dans la baie.

La baie Missisquoi est particulièrement vulnérable aux proliférations bactériennes, notamment parce qu’elle est peu profonde, ce qui favorise le réchauffement de l’eau et laisse pénétrer le rayonnement solaire jusqu’aux sédiments, stimulant la formation d’efflorescences.

On peut se demander s’il existe des moyens de retirer le phosphore de l’eau ou de le séquestrer de manière à le rendre inoffensif. C’est le cas mais c’est impraticable pour deux raisons : premièrement, à l’échelle de la baie (77,5 km2), ça couterait une petite fortune, deuxièmement, si on continue de rejeter du phosphore dans l’eau au rythme actuel, tout serait à refaire en peu de temps.

La solution consiste donc à réduire à la source les apports en phosphore. C’est ainsi qu’on a appris à faire des savons qui en sont exempts et on a amélioré les systèmes d’égouts et de traitement des eaux usées de nos maisons et de nos usines. Cependant, on ne s’est pas encore attelé avec assez de détermination à la baisse du phosphore de source agricole. Si bien que le secteur agricole est aujourd’hui le principal responsable des rejets dans la baie.

Au cours des 20 dernières années, de nombreuses études, recherches et approches ont été menées et expérimentées. On a une bonne idée de ce qu’il faudrait faire pour réduire significativement les quantités de phosphore de source agricole et réparer la baie, mais on doit se faire à l’idée que ce sera long.

Un plan sur 20 ou 30 ans

« On a mis des décennies pour en venir à cette importante sédimentation dans la baie Missisquoi, ça en prendra probablement autant pour qu’elle retrouve sa pleine santé » explique Pierre Leduc, président de l’Organisme de bassin versant de la baie Missisquoi, qui co-présidait également le groupe consultatif mis sur pied par la CMI dans le but de formuler des recommandations permettant de réparer la baie. Il fait également remarquer que le phosphore ne s’est pas uniquement accumulé dans l’eau, mais qu’il a également « saturé les sols agricoles dans l’ensemble du bassin versant », si bien que l’érosion due aux précipitations, à l’absence ou à l’insuffisance de bandes riveraines, aux labours répétés et au drainage agricole en favorise grandement l’écoulement dans les fossés, les ruisseaux, les rivières et, au final, dans le fond de la baie.

Les experts estiment que, pour éviter les efflorescences, la concentration de phosphore dans l’eau ne devrait jamais excéder les 25 microgrammes par litre (25 µ/L). La concentration actuelle est aux environs de 50 µ/L. La marche est haute ! Cela prendra du temps et beaucoup de détermination.

Afin d’atteindre ces objectifs de réduction du phosphore, le rapport de la CMI recommande la création d’un groupe de travail binational permanent qui sera chargé d’élaborer les mesures pour atteindre la cible et coordonner leur mise en œuvre. Les auteurs du rapport souhaitent ainsi améliorer la gouvernance des opérations de réparation de la baie et créer un saine imputabilité des gestionnaires des deux côtés de la frontière. Les gouvernements canadien et américain, de même que ceux du Québec et du Vermont, sont donc invités à fournir le financement à long terme nécessaire pour atteindre les objectifs.

La CMI recommande également de développer un bilan de masse binational des importations et exportations de phosphore dans le bassin versant de la baie afin de mesurer adéquatement l’atteinte des objectifs, ce qui a manqué cruellement jusqu’ici.

Par ailleurs, les auteurs demandent de réduire l’usage du phosphore sur les terres agricoles du bassin versant. Pour y arriver, ils recommandent diverses approches : nécessité de tenir compte des besoins réels des plantes en ce minéral, notamment en veillant à ce que les agronomes évitent d’en prescrire à l’excès, création d’un programme de compensation financière pour les pertes de rendement potentielles, transition partielle de la production de maïs et de soya vers des cultures moins exigeantes en phosphore (par exemple, autres céréales ou herbacées fourragères vivaces), cultures de couverture afin de prévenir l’érosion hors saison et, pour la même raison, gestion des résidus de culture au printemps plutôt qu’à l’automne, en effectuant par exemple le déchaumage et le semis direct au printemps.

On recommande aussi d’accroître la superficie des corridors de rivière et des bandes riveraines, des plaines inondables, des milieux humides et forestiers afin de favoriser la rétention des éléments nutritifs. On étudie d’ores et déjà des solutions « vertes » ou naturelles dans le but de réduire les apports de polluants dans le lac et  la charge polluante, et qui offriraient de nombreux avantages connexes, comme le refroidissement thermique, l’atténuation des inondations et l’amélioration de l’habitat pour les espèces aquatiques et riveraines.

Ainsi, les auteurs du rapport recommandent de promouvoir des techniques inspirées de la nature, par exemple la création de milieux humides artificiels, pour compléter les solutions naturelles telles que le rattachement des plaines inondables entre elles et la plantation de zones riveraines tampons, d’offrir des incitatifs financiers et techniques pour la mise en œuvre stratégique de solutions pérennes, dont certaines pratiques forestières de même que des paiements en fonction des progrès obtenus.

Finalement, ils recommandent que le groupe de travail binational sur la réduction de l’apport de phosphore de la baie Missisquoi crée des tribunes afin d’informer adéquatement les groupes d’intervenants et favoriser les interactions avec eux, y compris un site internet et une présence dans les médias.

Juste des recommandations

Pierre Leduc précise tout de même que les recommandations de la CMI ne sont que des « recommandations »… Ce qui signifie que les gouvernements qui les ont sollicitées ne sont pas tenus de les appliquer. Il nous a dit souhaiter ardemment que la population appuie ces recommandations et exige que les élus en tiennent compte et les mettent en œuvre. Le message est donc lancé aux deux députées de Brome-Missisquoi afin qu’elles portent ce dossier à l’attention de leur gouvernement respectif.

Il serait hautement souhaitable, n’est-ce pas, qu’un si bel exercice ne soit tabletté.