X 12 Gaspard ; Photo : Michel Lambert
Dès le moment où l’on met le pied chez Nancy Retallack-Lambert, on sait qu’on entre dans la maison d’une artiste (de deux en fait, puisque son époux, Michel Lambert, a été designer avant de devenir organisateur d’expositions internationales pour la ville de Montréal). L’art est là, tout autour mais sans ostentation. Comme un effleurement sur la peau, un enveloppement discret de l’être, impression étrange et fugace qui m’a habitée tout au long de l’entrevue. Il y a les œuvres de sa mère, Evelyn Barton-Retallack, artiste peintre dont le nom figure d’ailleurs dans A Dictionary of Canadian Artists publié en 1996 et qui, de toute évidence, a transmis son talent à sa fille, celles d’ami-e-s, le fauteuil en bois fabriqué par l’arrière-grand-père à partir d’un kit, un coussin recouvert d’un splendide patchwork repésentant un motif classique de la géométrie islamique posé dessus sans souci d’ordre, des vitraux suspendus au milieu de la pièce créant une fausse impression de division tout en y exaltant la lumière, puis une bibliothèque remplie de livres d’art qui, pour l’heure, cohabitent avec un tamia, invité indésirable dont il faudra pourtant bien se débarrasser un jour.
Dessin, peinture, sculpture, gravure, photographie, Nancy Retallack-Lambert s’intéresse à toutes ces disciplines avec une prédilection, toutefois, pour la gravure sur bois et l’eau-forte, d’où le fait qu’elle se qualifie d’estampière généraliste. Elle fait essentiellement de l’édition de gravures et des livres d’art (une centaine à ce jour), qu’elle réalise à partir de photographies et qui, achevés, sont déposés aux Archives nationales du Québec. Parmi eux X 12 Gaspard, livre accordéon comprenant douze représentations touchantes du petit-fils qui, laissé à lui-même sur une plage, expérimente et s’amuse avec une paille rouge. En filigrane, l’humour, que l’artiste dispense dans plusieurs de ses œuvres, comme ce grand dessin à la plume d’une paire de chaussures sur lequel de vrais lacets ont été ajoutés. Ça vous étonne et vous plante un sourire sur le visage.
Si elle s’est tournée vers l’enseignement, par nécessité autant que par intérêt, elle n’a jamais cessé pour autant de produire et a participé au fil des ans à une foule d’événements, biennales, triennales, expositions en solo ou à plusieurs. Depuis qu’elle est à la retraite, elle se consacre à temps plein à son art. « J’ai eu la chance, confie-t-elle, d’étudier la gravure aux côtés d’Albert Dumouchel qui m’a fait acheter tous les instruments nécessaires à cet art. Si je devais me les procurer aujourd’hui, il faudrait que j’aille carrément à Paris ; ils sont introuvables ici, ou alors, en ligne, mais à gros prix. » Dans l’atelier, j’aurai d’ailleurs droit à un mini-cours en accéléré d’eau-forte : transfert d’une image sur une plaque de cuivre, gravure à l’aide d’un burin ou d’une pointe sèche, puis immersion plus ou moins longue dans un bain d’acide, selon l’effet recherché.
Elle travaille présentement à la réalisation d’œuvres destinées à la Biennale internationale d’estampe contemporaine de Trois-Rivières dont la 12e édition se tiendra à l’été 2021. Son thème, des oiseaux meurtris par des déchets de plastique traînant sur les plages, l’avant et l’après, l’avant, quand le vol était parfaitement assuré et le cou bien dressé, l’après, quand le plastique a fait ses ravages et que le corps se démantèle. Thème qui peut sembler morbide, mais l’exécution est tellement riche, tellement achevée qu’on ne peut s’empêcher de voir, au-delà du tourment, la perfection d’une forme conçue pour des créatures dont la vocation est de voler.
Enfin, en primeur dans Le Saint-Armand ( !), une illustration des cinq portes sur lesquelles l’artiste a travaillé tout un été sans discontinuer afin de leur donner une seconde vie – gravure en noir sur blanc d’un côté et en blanc sur noir de l’autre. Toujours en attente de leur destination – ou destinée – finale, elles se retrouveront peut-être un jour accrochées aux cimaises d’une galerie branchée de la métropole ou d’ailleurs.
Tout au long de l’entrevue, Nancy Lambert égrène ses propos de noms d’artistes, qui professeur, qui ami, qui connaissance, dont plusieurs me sont inconnus mais qui ont laissé leur marque sur le paysage québécois, voire à l’étranger. Outre Alfred Dumouchel, les Alfred Pinsky, Yves Gaucher, Monique Charbonneau de ce monde. Des noms d’écrivains aussi, notamment celui de Wallace Stevens, dont le célèbre poème Thirteen ways of looking at a blackbird lui a inspiré la série de gravures Thirteen ways to look at a match (treize manières de regarder une allumette), celui de Léandre Bergeron également, auprès duquel elle a étudié la littérature canadienne-française durant tout un été, et d’autres dont le souvenir m’échappe. Il faut dire que le discours est rapide, enflammé, elle a tellement de choses à dire et nous avons si peu de temps. Ce sont des décennies vécues dans la plus grande effervescence qu’on doit faire entrer de force dans deux petites heures d’une entrevue qui sera interrompue pour cause d’autres obligations. Et dans un texte de 850 mots qui en mériterait bien plus.
C’est ainsi qu’il nous faut passer sur les décorations au pochoir que l’arrière-grand-père a réalisées à la basilique Notre-Dame, sur Van Gogh et la découverte d’une autre peinture, sur Mimi, grande collectionneuse d’art, qui la pousse vers l’école des Beaux-Arts, où elle restera finalement cinq ans, sur Urte, l’amie allemande complètement nulle à l’école, mais artiste mur à mur, sur la décoration des vitrines du célèbre magasin Morgan de la rue Sainte-Catherine, sur sa rencontre avec la Société des Faux-Visages et les masques rituels des Iroquois, autant de récits qui mériteraient qu’on s’y arrête longuement.
À suivre dans le prochain numéro : Nancy Retallack-Lambert : pédagogue de l’art, ou quand l’art n’est pas du bricolage