La maison de Joseph Gariépy
La guerre des éteignoirs
L’une des tâches les plus ardues des années 1845-1859 fut celle de la perception des taxes scolaires. Cette tâche ingrate incombait à Me Demers. L’historienne Andrée Dufour relate cet épisode historique de la révolte des contribuables contre cette taxe. On a du mal à imaginer ce que signifiait cette révolte. L’histoire de Me Demers nous en donne un bon aperçu. Les procédures de collecte des taxes par le secrétaire-trésorier de la commission scolaire de Saint-Georges d’Henryville étaient passées au crible. La moindre erreur permettait de contester la réclamation. Parfois, on allait plus loin. Ainsi, des accusations furent portées contre le secrétaire-trésorier Édouard René Demers, qu’on accusa d’extorsion ; un mandat d’arrestation fut lancé contre lui. Me Demers n’était pas le genre d’homme à se laisser abattre par ces mesures d’intimidation, auxquelles on eut recours à plusieurs occasions. Dans une cause célèbre, il fut acquitté d’accusations criminelles. Il poursuivit en dommage John P. Wher, un contribuable récalcitrant, qui l’avait accusé. Ce procès se rendit jusque devant la Cour d’appel de la Cour du banc de la Reine. J’ignore quelle en fut l’issue mais, chose certaine, les frais d’avocats durent avoir raison de l’accusateur. Me Demers faisait ses propres procédures. À ce jeu, les accusateurs, de simples cultivateurs, étaient rapidement perdants devant la hausse des frais juridiques. Devenus des poursuivis, les poursuivants comprirent qu’il fallait cesser d’avoir recours à ce stratagème. D’ailleurs, dans le but de renforcer sa position de percepteur, le secrétaire-trésorier se fit nommer juge de paix. On comprit qu’il valait mieux ne pas s’y frotter.
Après ce succès dans la mise sur pied de la commission scolaire, Édouard René Demers convainc le curé Brouillet de nommer Joseph Gariépy comme syndic afin d’entreprendre la construction d’une église en remplacement de la chapelle existante. Les résidents de la paroisse ont les moyens de le faire. Une fois les fonds collectés, il sera plus facile de convaincre l’évêché de Montréal de la pertinence de construire une église. En 1844, M. Gariépy devient donc syndic de la construction de l’église de la paroisse de Saint-Georges d’Henryville. Le curé Brouillet dessinera les plans de l’église et du presbytère.
Église Saint-Georges d’Henryville
Me Demers participe à la collecte de fonds. De plus, durant les travaux de construction, il fera employer comme commis dans le commerce de M. Gariépy son neveu Alexis Louis Demers, le fils aîné du patriote Alexis Demers, lequel a été impliqué dans l’Affaire du chemin de Chambly. Depuis plusieurs années, Me Demers avait pris sous son aile la famille de son frère Alexis. Il s’occupait d’Alexis Louis Demers, l’ainé, comme s’il s’agissait de son propre fils. Cela faisait partie de la solidarité familiale, mais aussi de l’entraide des patriotes entre eux. Les Seigneuries du Lac de Sabrevois, responsables de la paroisse de Saint-Georges et de quatre autres paroisses, détiennent le livre de comptes dont on s’est servi durant la construction de l’église. On y trouve les noms et les contributions au comptant de nombreux paroissiens. Au début, les notes sont de M. Gariépy, puis les comptes sont ensuite tenus par Alexis Louis Demers, le commis, dont l’écriture plus assurée permet de la distinguer de celle de M. Gariépy. Les montants sont parfois dans des monnaies diverses, car il n’y avait pas alors de cours officiel. On trouve dans les archives laissées par le notaire Édouard René Demers toute une série d’emprunts passés devant lui afin de permettre à de nombreux paroissiens de participer à la construction. En agissant ainsi, on forçait la main des autorités religieuses. Le curé Brouillet fut d’ailleurs envoyé à la cure de L’Acadie puis, de là, comme missionnaire au Chili et en Oregon. L’église fut construite en 1846 et 1847 par son successeur suivant les plans qu’il avait laissés. Le curé Brouillet ne figure pas parmi les invités présents lors de la bénédiction de l’église en 1848. L’évêché de Montréal refusa que l’on construise un presbytère, comme cela avait été prévu dans les plans. Qu’à cela ne tienne, M. Gariépy acheta les pierres et les utilisa pour construire sa demeure et y installer son commerce. Alexis Louis Demers, à cette époque commis de M. Gariépy, est le premier à y avoir dormi. C’est là qu’il allait mourir bien des années plus tard. Cette maison est toujours au centre d’Henryville. C’est un véritable monument édifié à l’initiative et à l’indépendance d’esprit des patriotes.
En 1845, une nouvelle loi établit des municipalités locales et remplace les districts municipaux. La population réclame des institutions plus proches de l’endroit où elle vit. Cette fois, Me Édouard René Demers a vu venir la réforme. Bien au fait du fonctionnement de cette nouvelle loi, il voit à organiser l’élection de conseillers pour la municipalité de la paroisse de Saint-Georges d’Henryville. Joseph Gariépy, se fera élire conseiller. Il est par la suite nommé maire par le conseil municipal et occupera ce poste de 1845 à 1847. Me Demers est nommé secrétaire-trésorier. Comme on peut le constater, il est devenu un notaire influent du Haut-Richelieu. Il est à la fois secrétaire-trésorier des commissaires d’écoles et de la municipalité de Henryville.
Quelques années après s’être établi à Henryville Me Demers avait épousé Domitilde Bourassa. C’est la fille de François Bourassa père, résident important de L’Acadie, aubergiste et cultivateur. Il possédait une ferme de 336 arpents à une époque où les fermes en comptaient rarement plus de 100. Ce beau père, qui fut élu à divers postes dans le domaine municipal, aura beaucoup d’influence sur son gendre. Deux fils de François Bourassa père seront bien connus du public : François Bourassa fils, qui deviendra député, et Napoléon Bourassa, architecte et peintre. C’est au cours de sa cléricature, alors qu’il résidait à L’Acadie, que Me Demers fit connaissance avec la famille Bourassa.
Les Rouges s’en viennent !
En 1847, nouvelle réforme, les municipalités locales sont remplacées par des municipalités de comté. Si les districts municipaux étaient trop éloignés des communautés, par contre, les municipalités locales sont trop nombreuses et engendrent des problèmes pour les régions. On tente donc de trouver une solution mitoyenne et l’on crée la municipalité de comté. Couvrant tout le Haut-Richelieu, le district est partagé en trois comtés. La paroisse de Saint-Georges de Henryville fait partie dorénavant de la municipalité de comté de Rouville. Joseph Gariépy, qui avait été au cœur de l’action dans les domaines de l’éducation, de sa paroisse et de sa municipalité, a dû être déçu de l’abolition des municipalités locales et de la création de municipalités de comté. Il ne se présente pas lors de l’élection des conseillers à cette nouvelle entité régionale. Me Demers ne fait pas non plus partie de cette réforme. C’est le docteur Pierre Davignon, conseiller de Sainte-Marie de Monnoir (Marieville), qui devient le maire de la municipalité de comté de Rouville. Il sera de plus élu député du comté de Rouville en 1848. Le docteur Pierre Davignon est bien connu de Me Demers. Ce sont des patriotes. On se souviendra que le docteur Davignon était un cousin de sa mère, feue Charlotte Davignon, et l’un des médecins qui soignèrent la famille Demers du chemin de Chambly durant l’épidémie de choléra. Enfin, il avait participé à l’affaire du chemin de Chambly avec Alexis Demers pour libérer son frère Joseph François Davignon qui avait été arrêté. Pierre Davignon est un réformiste, un allié de Lafontaine et de Baldwin. Il se fera connaître pour ses appuis à l’abolition de la dîme et sa participation à la convention pour l’abolition des droits seigneuriaux.
L’Institut-Canadien
Édouard René Demers est appelé à se rendre fréquemment à Saint-Athanase (Iberville). C’est le chef-lieu de la municipalité du comté de Rouville où se tiennent les réunions du conseil et où se trouve le bureau d’enregistrement des titres fonciers. Il y discute avec le docteur Davignon des informations lues, dans La Minerve, le journal des réformistes de LaFontaine, et dans L’Avenir, le journal des Rouges de Louis-Joseph Papineau. Ce sont les journaux de l’heure. L’Avenir, propriété de Jean-Baptiste-Éric Dorion, est né en 1847 dans la foulée de la création de l’Institut-Canadien de Montréal, un organisme établi en 1844 dans le but de faire la promotion de l’éducation populaire en créant une bibliothèque et une salle de lecture, et en invitant des conférenciers. L’Institut-Canadien de Montréal est un succès auprès des jeunes professionnels canadiens-français. On y trouve un grand nombre de livres et des journaux tant canadiens qu’étrangers. Au milieu du 19e siècle, il n’y a pour ainsi dire pas bibliothèques à Montréal. L’Institut joue donc un rôle essentiel pour la population. Élu en 1847 vice-président de cet organisme, J. B. E. Dorion fait campagne pour attirer de nouveaux membres de même que des lecteurs pour son journal l’Avenir. Son frère, Wilfrid Dorion, deviendra le président de l’Institut en 1848 et suivi, deux ans plus tard, de J. B. E Dorion.
Me Demers connaît les frères Dorion. Ce sont les neveux de Joseph Gariepy, maire sortant d’Henryville. M. Gariepy, tout comme les Dorion, est né à Sainte-Anne de la Pérade ; sa femme Adélaïde Bureau est la tante maternelle des deux frères. Les Dorion ont aussi rencontré François Bourassa, fils, le beau-frère du notaire Demers. Son frère, Napoléon Bourassa, est un membre en vue de l’Institut. Me Demers et François Bourassa, fils, s’intéressent beaucoup aux discussions qu’ils ont avec les membres de l’Institut. Ils savent qu’il faut améliorer l’éducation, qu’il est essentiel que la population dispose d’un large accès aux livres et aux journaux. On discute aussi de politique, du rôle des réformistes, en particulier de celui de Lafontaine et de Baldwin. Ce sont des patriotes, des réformistes, mais le projet de maintenir l’union du Bas et du Haut-Canada les inquiète. L’abolition de la tenure seigneuriale et l’abolition des dimes font partie des sujets commentés. Comme secrétaire-trésorier tant au niveau municipal que scolaire, Me Demers a bien connu les difficultés de la classe agricole qui peine à payer les droits seigneuriaux, les dîmes de la paroisse, en plus les taxes municipales et scolaires. Il est bien au fait de la situation terrible de l’éducation, sachant que, dans sa paroisse, la majorité des résidents ne savent même pas signer leur nom. Comme notaire, il fait souvent affaire avec des clients qui sont incapables de lire et d’écrire, et qui signent les documents d’un simple X. Des bibliothèques, on en aurait besoin dans les comtés de Rouville et de Chambly. En 1850, des instituts seront établis dans les deux comtés, l’un à Saint-Jean et l’autre à Iberville (St-Athanase). Ce dernier institut fut fondé en janvier 1850 dans le cadre d’une campagne pour faire avancer l’annexionnisme aux États-Unis. Charles Laberge en fut l’instigateur ; ce jeune avocat avait participé à la mise sur pied de l’Institut-Canadien à Montréal et est l’un des collaborateurs du journal L’Avenir. L’arrivée à Iberville de Charles Laberge, un jeune homme aux nombreux talents, mais aussi très ambitieux, aura un impact important sur l’avenir d’Édouard René Demers qui ne partage pas toutes ses opinions, particulièrement sur l’annexion aux États-Unis et le rôle de l’Église catholique dans le domaine de l’éducation.
Le Parti Rouge
L’Institut-Canadien de Montréal visait initialement l’éducation populaire. Mais ses membres décideront de se lancer dans l’action politique. Ils ont leur journal, L’Avenir, qui réclame le droit de vote pour tous et non seulement pour les propriétaires fonciers, qui demande aussi l’abolition des rentes seigneuriales et des dîmes. On se prononçait pour la séparation de l’union du Haut et du Bas-Canada. Le 29 juillet 1847, un comité constitutionnel de la réforme et du progrès est mis en place et publie un manifeste. Le 29 mai 1849, le Club National Démocratique en publie un autre. Ces manifestes constitueront la base idéologique du Parti Rouge. Édouard René Demers et François Bourassa appuyaient le Parti Patriote avant la rébellion. Par la suite, ils appuyèrent les réformistes de Louis-Hyppolyte LaFontaine et Robert Baldwin. Avec le mécontentement grandissant devant la lenteur des réformes, ils passent à l’action politique. Ils deviennent membres du Parti Rouge, qui a comme chef Louis Joseph Papineau et qui regroupe les éléments radicaux parmi les réformistes. Le mouvement vers le Parti Rouge prend de l’ampleur. Tous les Demers d’Henryville et les Bourassa de L’Acadie de même que leurs alliés se joignent à lui.