La famille Delsaer avant le départ de Belgique (1948) (Photo : Archives Famille Delsaer)
La Belgique de l’après-guerre, si belle mais si dévastée. Une maison bombardée, un commerce à reconstruire. Quel avenir peut-on souhaiter offrir à ses enfants ? Pourrait-on recommencer ailleurs dans un pays où il n’y a pas de guerre ? Éviter aux enfants de subir le même sort que leurs parents ! Peut-on rêver de paix et de prospérité ? Après de longues discussions, mes parents ont décidé que oui, l’Amérique serait pour eux leur nouvelle terre.
Évariste Delsaer est né en 1904 dans la région flamande ; son père Édouard Delsaer était cultivateur. Marie Destockay, son épouse, est née en 1908 dans la région wallonne, et son père Jean-Baptiste Destockay était maçon.
Le rêve de mon père
Un rêve fou, échapper pour de bon aux guerres, recommencer ailleurs, là où règne la paix. Jouer le tout pour le tout dans l’espoir d’une vie meilleure, oui, mon père ne reculant devant rien a osé le faire. De la passion, de l’audace et du courage il en avait, mais aussi peut-être une bonne dose de témérité. C’est en 1950 que mes parents, alors âgés de 46 et 42 ans, font le grand saut et quittent pour de bon leur Belgique natale accompagnes de leurs cinq enfants, l’aîné âgé de 10 ans. Laissant derrière eux famille, amis, biens et habitudes de vie. C’est la grande aventure.
Après un long voyage en bateau, ils accostent enfin au port de Halifax le 23 mars 1950. Logeant tout d’abord dans un hôtel, ils sont ensuite accueillis par une famille belge dans la vallée du Richelieu. Le périple continue quelques semaines avant qu’ils dénichent une belle ferme avec vue panoramique : l’avant-dernière propriété avant la frontière américaine, dans le rang des Érables à Pigeon Hill.
Les espoirs de ma mère
Maman qui, en Belgique, vivait dans le petit village de Chapon-Seraing entourée de sa famille, et qui avait par surcroît une servante à temps plein, se retrouva isolée ici, démunie et sans aide. Les seuls contacts avec sa famille se font la plupart du temps par lettre. Elle n’a plus revu sa famille. Papa est retourné quelques fois dans l’espoir de récupérer un dédommagement de guerre, mais en vain. Les espoirs de maman se changeaient souvent en désespoir. Toutefois, ses valeurs et ses passions, elle aura très bien su les transmettre à ses enfants tout en réalisant son plus cher désir : « savoir que ses descendants seraient en sécurité et pourraient bien s’intégrer ici au Canada ».
Les débuts de la vie au canada
Avec peu de moyens et une marmaille de 5 enfants, l’adaptation aux rigueurs de l’hiver, le froid et la souffrance (au tout début, papa sous-estimait la quantité de bois de chauffage nécessaire pour traverser les longs et rigoureux hivers canadiens), les distances à parcourir, les travaux de la ferme, la barrière de la langue (nos voisins immédiats étant anglophones) et l’isolement. Non, vraiment pas facile la nouvelle vie. Par chance, avant de quitter son pays, maman avait pris soin d’apporter quelques douceurs telles que les vélos de chaque enfant, de beaux chandails tricotés en Belgique, son argenterie et ses manteaux de fourrure. Plus tard, l’argenterie devint notre coutellerie de tous les jours, car nous n’en avions pas d’autre ; et les fourrures, quant à elles, nous les utilisions comme couvertures contre le froid. Quelle surprise un jour quand notre frère aîné Jacky est témoin d’un échange de confidences entre nos parents, qui prennent la décision de « faire un autre bébé » ! Infailliblement, 9 mois plus tard, le 6 mars 1953, naissait la sixième et toute dernière enfant de la famille (la petite Canadienne comme disait si bien papa). Maman en avait plein les bras. La petite Canadienne, c’est moi, France, qui vous raconte aujourd’hui notre histoire.
Quelques années plus tard
Papa, quelque peu dérouté, car les dédommagements de guerre n’arrivaient toujours pas, avait fort à faire afin de subvenir aux besoins croissants de la famille. Il fut étonné de constater que le commerce ici était si différent. Alors, on en a vu de toutes les sortes. On se souvient, entres autres, des vaches qu’il fallait traire, des milliers de poussins qui emplissaient les bâtiments. Il y avait aussi ces champs de fèves à perte de vue où nous, les enfants, passions des heures interminables à travailler pour gagner des sous pour la rentrée scolaire. Toute la famille participait. Toutes les tentatives de papa pour récupérer l’argent promis du dédommagement de guerre se sont avérées vaines, alors pour se tirer d’affaire, il a dû s’improviser tantôt commerçant de machinerie agricole, tantôt éleveur, tantôt cultivateur, tantôt commerçant de foin et j’en passe …. Oh ! sans oublier la chasse au lièvre et à la perdrix, que maman savait si bien cuisiner. Bref, on peut dire qu’il a tout fait au mieux de ses capacités pour s’en sortir. Vraiment pas facile la vie au Canada pour une famille immigrante !
Maman retroussa ses manches de plus belle à toutes ses besognes. Nous avions de grands potagers avec arbres fruitiers ; elle faisait des conserves de toutes sortes, du fromage, du boudin, des charcuteries, sans oublier le pain de ménage et même le savon. Il y avait la planche à laver le linge et le puits derrière la maison au fond duquel elle descendait par une corde la nourriture à conserver au frais. On se souvient encore aujourd’hui de son ardeur et de sa persévérance à effectuer toutes sortes de travaux, souvent jusque très tard le soir. Avec un rien, elle réalisait des mets aussi beaux que bons et dignes de grands restaurants : ses gaufres étaient succulentes ! Évidemment, sa cuisine faisait sensation auprès de tous.
A leur arrivée au Canada, les enfants devaient se rendre à l’école à cheval, et Jacky était cocher à 12 ans ! Les vêtements, l’éducation déjà acquise, l’accent belge, bref, tout chez nous était différent. L’insertion se fit tranquillement car nous voulions faire partie intégrante des gens d’ici. Naturellement, il y avait aussi la très sainte messe à l’église catholique, tous les dimanches à Pigeon Hill, et c’était sacré ! Tout le monde était sur son « 36 » maman fièrement coiffée de son plus beau chapeau, papa enfilait chemise amidonnée et cravate, tous les enfants revêtus de leurs plus beaux atours et hop ! à la messe. En voilà toute une sortie ! (Cette église n’existe plus aujourd’hui, il subsiste toutefois l’école primaire, tout à côté, qui a été transformée depuis en B&B). En 1958, notre sœur Blondine, enfant studieuse et brillante, fit une commotion cérébrale alors qu’elle était pensionnaire à l’institut de Saint-Hyacinthe. C’est le drame. Maman prie beaucoup, Blondine s’en remet lentement, mais en gardera des séquelles.
Maman s’éteignit en 1961 à l’âge de 53 ans, au grand désarroi de Papa et de toute la famille. Blondine, alors âgée de 19 ans, aidée de Danielle qui n’avait que 14 ans, prit la charge de la maisonnée. Les trois frères, Jacky, Michel et Jean, tous eurent un rôle très actif et s’improvisèrent de tous les métiers dont Papa, dépourvu d’autre ressource, pouvait les charger souvent trop pour des jeunes de leur âge. Et moi, la petite dernière de 8 ans, j’étais protégée par tous …. C’est ainsi que nous avons grandi, que nous avons appris à travailler et à nous entraider.
Les difficultés, la maladie, la mort de maman, secouèrent vivement papa qui réussit malgré tout à se montrer solide et inébranlable. Jamais une autre femme n’entra dans la maison. On le voyait parfois descendre loin dans le champs et s’arrêter. Immobile, il méditait, revenant les yeux rougis. La vie continuait et, tout comme maman, il tenait fermement à l’instruction et à l’éducation de ses enfants et le faisait de son mieux. Chaque soir, avant de se coucher, papa nous remémorait qu’il nous fallait prier pour maman et tous les défunts de la famille. Il aimait aussi raconter des histoires, et tous les enfants assis autour de la table l’écoutaient religieusement. Il avait toujours une allure digne, et nous transmettait des valeurs morales que nous trouvions souvent trop sévères, tout enfant que nous étions.
Papa s’éteignit en 1971 à l’âge de 67 ans après avoir emménagé chez l’aîné Jacky, avec le consentement de son épouse Jeannine. Il succomba à une crise cardiaque. Heureusement, Danielle au grand cœur qui était déjà mariée, fut aidée par Jean et me prit en charge, moi la petite dernière, jusqu’à ce que je sois autonome.
Conclusion
Les années 1950-1971 n’ont pas été faciles, c’est certain. Mais après toutes ces années, si nos parents nous voient aujourd’hui, ils peuvent bien se dire en fin de compte que le périple en aura valu la peine. Les six enfants sont tous heureux, plusieurs ont été en affaires et certains le sont encore. Ils auront eu huit petits-enfants : Éric, Nathalie, Brigitte, Jean-Pierre, Martin, Alain, Michaël et Patrick qui, à leur tour, ont donné le jour six arrière-petits-enfants, soit Amélie, Jacob, Alexia, Charles, Éliane et Stella. Ils demeurent, pour la plupart, dans la vaste région qui s’étend de Bedford/Saint-Armand jusqu’à la rive sud de l’île de Montréal. Des réunions de famille, il y en a plusieurs fois par année, et régulièrement s’ajoute un petit nouveau !
Sans jamais renier nos origines, nous sommes tous très fiers aujourd’hui d’être Canadiens ! Merci à nos parents d’avoir osé défier l’adversité et réaliser leur rêve, et merci de nous avoir inculqué la détermination et de nous avoir appris à réaliser les nôtres.
Une initiative de « La petite Canadienne »