L’agriculture biologique est une tendance lourde qui est loin de s’essouffler. À preuve, l’annonce faite en avril par Pierre Paradis, ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, d’attribuer une aide financière de 600 000 dollars à la filière biologique du Québec pour la mise en œuvre d’une campagne de valorisation et de promotion des aliments biologiques québécois. Plus question de laisser du bel argent partir dans les poches des producteurs californiens ! À preuve aussi, l’âge moyen de la relève en bio qui est de 34 ans, contre 53 pour l’agriculture conventionnelle. Quoiqu’il en soit, jeunes et moins jeunes producteurs bio ont tous à cœur la santé de la planète et la nôtre. Dans ce numéro et les suivants, nous tracerons donc le portrait de quelques-uns de ces producteurs qui n’ont pas craint de se lancer dans cette aventure malgré les risques qui y sont associés.
C’est en 2007 que Manon Rousseau et Kevin Shufelt prennent la décision de planter de la vigne à Pigeon Hill. L’idée est d’abord venue à Kevin : alors qu’il faisait les foins sur la parcelle du haut de sa propriété, il avait remarqué que la vigne sauvage y était florissante. La décision prise, le couple apprend que, pour avoir le droit de vendre du vin, il faut planter au minimum 2800 pieds de vigne. Ils décident donc de se lancer et, en 2008, en plantent 4000 sur cette parcelle de huit acres qui, jusque-là, accueillait foin et luzerne et, par conséquent, n’avait jamais reçu de produits chimiques.
Mais entre ces deux étapes décisives, il faut mettre en branle tout un processus. D’abord décider que le vignoble sera bio. Pas question pour Manon et Kevin d’employer des produits chimiques. Ensuite, il faut choisir les cépages appropriés tant au climat du Québec qu’aux exigences de la culture biologique. C’est lors d’une visite dans un vignoble du Vermont qu’ils découvrent le Marquette, un cépage qui plaît particulièrement à Manon et qui réunit les qualités recherchées par le couple. Dans les veines de cet hybride coule un peu de Pinot, de Cabernet et de Merlot, tous européens et appartenant à l’espèce Vitis vinifera, mais sa génétique est particulièrement riche en espèces nord-américaines, qui lui confèrent une grande résistance au froid (–35 °F contre –23° pour l’espèce européenne) et une certaine résistance aux maladies. Ce cépage issu des travaux de chercheurs de l’université du Minnesota est de plus en plus populaire dans l’Est des États-Unis et au Québec. Manon et Kevin ont aussi planté du Frontenac, du Frontenac gris et du Swenson, issus également des travaux de l’université du Minnesota. Plus récemment, ils ont ajouté à cette liste le Petite Perle, produit d’un obtenteur privé.
La résistance des vignes Marquette au froid permet de les cultiver en hauteur et surtout, de s’épargner le buttage des pieds. En effet, plus fragiles, les cépages européens doivent être buttés avant l’hiver. Pour faciliter ce travail, il faut retourner souvent la terre pour l’ameublir, ce qui a pour effet de perturber tout le petit monde sous-terrain qui y travaille, l’enrichit et l’aère sans relâche. Il faut aussi appliquer des herbicides, à défaut de quoi les mauvaises herbes rendent la tâche beaucoup plus difficile.
Au contraire, dans un vignoble bio, les herbicides sont bannis. Manon et Kevin ont décidé de laisser pousser l’herbe entre les rangs et l’entretiennent à la tondeuse ; laissées sur place, les rognures d’herbe contribuent à enrichir le sol. Ils viennent d’ailleurs de se procurer des moutons, qu’ils comptent mettre à brouter dans le vignoble dès qu’ils l’auront clôturé. Autre bonne raison pour éviter d’épandre des produits chimiques !
Quant aux engrais, les vignes n’en nécessitent pas, d’autant plus que les analyses de sol effectuées au préalable ont permis de déterminer que celui-ci était propice à la viticulture.
Les jeunes pieds de vigne ont été plantés dans des tubes bleus et y sont restés trois ans, le temps d’atteindre une hauteur respectable et de résister aux chevreuils qui n’auraient fait qu’une bouchée de ces tendres boutures.
De plus, le vignoble est entouré d’une forêt, ce qui le protège des vents desséchants.
En outre, grâce au port érigé des plants, le feuillage s’assèche bien, ce qui permet de prévenir les maladies. Donc, pas d’oïdium ou de mildiou dans les vignes du Pigeon Hill, quoique la pourriture noire, une maladie fongique qui attaque les feuilles, soit présente les années où le temps est plutôt frais et humide. Mais l’infection n’est généralement pas catastrophique.
Selon Manon, le plus gros défi à relever présentement, ce sont les scarabées en général et le japonais en particulier. Cet insecte, qui se nourrit d’une très grande variété de plantes (on parle de 300 espèces), réduit les feuilles en charpie, perturbant d’autant la photosynthèse nécessaire à la survie de la plante et à la production de raisins. L’an dernier, l’infestation a été telle que Manon avoue avoir sérieusement songé à fermer boutique.
« Si je n’étais pas bio, confie-t-elle, j’arroserais un insecticide toutes les semaines et je n’aurais pas de scarabées. » Elle a essayé le kaolin, une argile très fine qui donne certains résultats mais qui rend les vignes peu attrayantes, d’autant plus qu’elle persiste sur les raisins, ce qui constitue un problème lors de la vinification. Diverses autres solutions acceptées en bio sont envisageables et envisagées, mais restent soit difficiles à mettre en œuvre, soit extrêmement coûteuses.
« Mais, il y a une bonne nouvelle, annonce Manon : on a découvert un prédateur du scarabée japonais. » D’après la description qu’elle en donne, il s’agit probablement de l’Istocheta aldrichi, une mouche tachinaire qui ressemble à la mouche domestique mais dont le mode de vie diffère. Elle dépose ses œufs sur le scarabée adulte et le parasite (voir texte sur le scarabée, page 21). Comme cela se passe souvent dans la nature, une sorte d’équilibre est peut- être en train de s’installer dans le vignoble entre les insectes nuisibles et leurs prédateurs. La patience paie souvent.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les défis que doivent relever les vignerons ayant fait le choix du bio. Sur cette question, Manon est intarissable… et quiconque a envie d’en savoir plus n’a qu’à passer au vignoble où elle se fera un plaisir, tout comme Kevin d’ailleurs, de l’informer.