C’est vers la fin de l’automne 88 que c’est arrivé pour la première fois. Par surprise, alors que j’étais follement concentré sur la silhouette de la belle femme qui allait devenir celle de ma vie. Sans doute lassée du confort moins que sommaire de mon tout nouveau taudis d’Outremont (eh oui, ça existait !) elle osait me proposer l’inimaginable : un petit week-end d’amoureux dans sa modeste maison de campagne. Ouch ! Pour un type qui aimait affirmer haut et fort que l’incarnation de l’Enfer sur Terre consistait à passer un week-end à la campagne, ma nouvelle idylle amoureuse prenait subitement une tangente incertaine.
Est-ce son sourire désarmant, son accent méditerranéen, la promesse non formulée d’un cours accéléré d’anatomie ou l’évocation subtile du lapin à la moutarde ? Je ne sais plus trop. Avec le recul, je suis forcé d’en déduire que, pour la première et unique fois de ma vie, j’ai dû avoir l’instinct de choisir ce moment stratégique pour étouffer ma djihad citadine à deux mains. Le seul souvenir précis que je conserve de mon premier week-end à Saint-Armand, c’est elle, au volant de sa vieille Tercel, qui me lance, en me montrant la voûte des branches déjà dénudées par le vent : « Tu verras… Ici, à l’automne, c’est magnifique ! » Ce n’est pas tant la promesse du spectacle des couleurs qui a fait mouche, mais le temps du verbe. « Tu verras… » Comme une porte étroite timidement entrebâillée sur un avenir possible.
Et cet avenir, c’est en majeure partie autour de Saint-Armand qu’il s’est progressivement construit. Autour des amis de la première heure d’abord, comme la belle Louise et son Helvète de Gérald qui sont presque nos voisins à la ville, mais qu’on ne voit pratiquement qu’à Saint-Armand ; comme Sarah et Michel, les céramistes de Pigeon Hill et créateurs de la formidable Tournée des 20 ; comme Francine et Claude, les monteurs sonores de génie qui viennent soulager leurs acouphènes dans leur grande maison du rang Dutch.
Dès notre premier été de vie conjugale, ma belle Française a ré-institué la traditionnelle fête du 14 juillet et la bande d’amis s’est élargie d’année en année : quatorze, vingt, vingt-huit, trente-cinq, quarante invités. Puis nos enfants respectifs ont progressivement consenti à lâcher la ville et ont commencé à fréquenter Saint-Armand avec une belle assiduité, sans pression, par pur plaisir. Pas évident pour des ados. Du coup, ma fille s’est découvert un frère et une sœur, et leurs copains respectifs ont commencé eux aussi à venir faire leur tour à la campagne.
Au fil des années, notre cercle amical a connu une expansion internationale involontaire : Elmire, la belle Suédoise, est venue passer trois ou quatre étés consécutifs avec nous ; Mansour, l’agronome sénégalais, s’arrête à Saint-Armand chaque fois qu’il en a la chance ; Grant, qui vit maintenant à Madras, vient à chaque deux ou trois ans vérifier la constance de la sauce du lapin à la moutarde. Et des Français ! En pagaille, les Français ! Au point que l’ami Perrin, conseiller culturel de l’ambassade de France avait même songé à demander un statut honorifique de Territoire Outre-Mer pour Saint-Armand !
Imperceptiblement, le temps a passé. Nos ados d’hier sont devenus de vrais adultes, nous avons maintenant un petit-fils qui trottine autour de la maison, ma fille a enfin complété ses études universitaires et son père a changé de Credo : aujourd’hui, l’incarnation de l’Enfer sur Terre, c’est s’éloigner trop longtemps de Saint-Armand !
L’automne dernier, vers la mi-octobre, nous avons refait notre petit pèlerinage annuel sur le chemin Ridge. Quand notre « nouvelle » Camry 92 est passée sous la voûte de feuilles mordorées, on s’est rejoué notre réplique favorite, en duo : « Tu verras… Ici, à l’automne, c’est magnifique ! » Pour la seizième année consécutive, on utilisait le futur de l’indicatif.