Note de la rédaction
En 2003, année de création du journal Le Saint-Armand, Raôul Duguay nous offrait ce compte de Noël. Ce fut le premier d’une longue série de contes publiés dans notre numéro de décembre. La flèche paraissait donc alors à la page 3 d’un numéro de quatre pages. Au bas de cette même page, un jeune de Saint-Armand, Christian Guay-Poliquin, signait un premier article, dans lequel il était question de son exode à la ville en tant qu’étudiant. Treize ans plus tard, Raôul souhaite republier La flèche et Christian nous offre comme si de rien n’était, un court conte de Noël à sa manière. En Armandie, l’ancien et le nouveau ne font qu’un, l’histoire se poursuit, elle a de la suite dans les idées.
La flèche
Raôul Duguay
Val-d’Or, décembre 1950. J’ai 18 ans. L’Abitibi jubile. Le bleu du ciel boréal est plus pur que celui de la robe de la Vierge Marie. Le soleil s’est cloné dans chaque flocon de neige. Aveuglés par les milliards de petites étoiles qui font pétiller la plaine que nous traversons, mon frère et moi marchons vers la forêt à la recherche de son plus beau sapin. Toutes nos molécules flottent de plaisir. De la neige jusqu’aux genoux et le souffle coupé par l’air glacial, à pas de tortue, nous marchons un kilomètre avant de trouver notre sapin de Noël, droit comme une flèche. Nous le transportons à la maison en chantant Mon beau sapin, roi des forêts…
Le 22 au soir, toute la famille est partie chercher des cadeaux. Ma mère m’a confié le contrat de décorer le sapin. Je décide que c’est aujourd’hui que je vais faire pour la première fois l’expérience de l’ivresse. Tout en buvant une bière, je sors les boîtes de glaçons, la ouate à mettre en flocons et tous les fils remplis de bougies multicolores. Je bois une autre bière. Je chante Le Petit renne au nez rouge, Petit papa Noël, Adeste fideles… À ma quatrième, j’ai terminé la décoration et j’entonne Minuit chrétien. Bien que joyeutales, mes molécules sont de plus en plus molles. J’éteins toutes les lumières de la maison. J’allume celles de l’arbre de Noël. Il y en a au moins 333 de toutes les couleurs. Et je sens que les anges planent au-dessus de la maison. Je nage entre rêve et réalité. L’arbre de Noël se transforme en voie lactée.
Tout à coup, je suis ailleurs. Je vole. Je fais un immense saut dans le vide. Un saut sans parachute. Un saut dans l’infini. Me voilà à bord d’un astronef en forme de sapin. En fait, le sapin ressemble à une immense flèche lancée dans l’univers. Je constate que mon vaisseau spatial est totalement transparent et moi aussi d’ailleurs. Aucun tableau de bord. Aucune fenêtre. L’astronef est couvert de milliards de petites lumières multicolores. Au-dessus, au-dessous, à gauche, à droite, en avant, en arrière, partout, partout : des étoiles qui pétillent la lumière et respirent la paix.
Soudain, parmi cette myriade de couleurs, j’aperçois un petit point ultraviolet qui clignote devant moi. Je fixe ce point mystérieux. Je le sens comme une immense présence vivante. Je sens qu’elle entend toutes mes pensées et ressent toutes mes émotions. J’ai le sentiment d’être dedans cette immense présence, d’être tout nu devant elle, d’être lu comme un livre ouvert. Pour la première fois de ma vie, j’éprouve simultanément le sentiment de ne plus être et la sensation absolue d’être vraiment un éternel et unique exemplaire de l’humanité.
Et plus je deviens conscient de cette présence, plus je sens que je ne suis pas seul. Il y a certainement quelqu’un autour de moi. J’ouvre mes yeux du dedans. Je vois que ce quelqu’un est innombrable et transparent. Je vois maintenant clairement que des milliers et des milliers d’hommes de femmes et d’enfants m’entourent. Tous les humains de toutes les couleurs, de toutes les races et de toutes les croyances sont là. C’est comme s’il n’y avait qu’une seule personne. Comme si chacun de nous était une cellule d’un immense corps unifié par cette présence infinie que je regarde et qui est mon regard.
Ici tout le monde semble au courant de tout ce qui se passe à l’intérieur de chacun. Personne ne se sent séparé de personne. Tout le monde est en sécurité. Ce que chacun pense et ressent est immédiatement pensé et ressenti et partagé par chacun. Mais jamais tout à fait de la même manière. Et si je n’ai pas peur, c’est sans doute parce que nous parlons tous le même langage : le langage du cœur.
Ici, tout en étant différente de toute personne, toute personne est semblable à toute personne. Semblable, parce que nous sommes tous faits des mêmes atomes de lumière, parce que nous partageons tous la même vie d’une manière différente et authentique, parce que chaque personne est vraiment unique.
Ici, c’est merveilleux. C’est le grand jeu transculturel. Tout le monde joue à se mettre dans l’esprit et dans la peau de l’autre. Chacun chacune trouve dans chacun chacune ce qu’il y a de différent et applaudit à cette différence en signifiant la sienne. Au bout du jeu chacun chacune rencontre sa ressemblance.
Ici il n’y a qu’une loi : « Aime et fais ce que tu veux » comme disait Saint Augustin.
À bord de cet astronef mystérieux, l’amour est le seul grand pouvoir, le maître et le serviteur. Ici, l’amour nous rend libres et nous permet de respecter la liberté des autres : le noir joue avec le blanc, le jaune avec le rouge, le brun avec le blanc. Les trésors culturels de chaque race sont constamment échangés. Chaque personne s’enrichit de l’histoire et de l’énergie de chaque personne. À la fin du jeu, tout le monde est polyglotte. Tout le monde comprend tout le monde. Chaque fois qu’une personne apprend et comprend quelque chose d’une autre personne, c’est l’humanité tout entière qui évolue vers une plus grande unité, vers une plus grande paix. À la fin de chaque jeu, toutes les voix dans toutes les langues du monde se fondent en une seule voix pour chanter la joie d’être vivants ensemble. Chacun chacune respecte la pulsation de base, la respiration de l’ensemble. Mais chacun chacune tient son propre rythme et chante librement sa propre mélodie. Comme toutes les voix de cet immense chœur viennent toutes du cœur, il en résulte une immense et alléluiaque harmonie.
Soudain, par-dessus la grande chorale universelle, j’en entends une autre. J’ouvre les yeux et qu’est-ce que je vois ? Ma mère, mes sœurs et mes frères, le sourire aux lèvres et chantant : Les anges dans nos campagnes… Dehors, il neige. Dedans, il neige de la lumière. Ce fut le plus joyeux de mes Noëls !
comme si de rien n’était
Christian Guay-Poliquin
dans la boule de noël
mon reflet louche
ma face est immense
et le décor derrière moi
est courbé, tordu, compact
dans chaque pièce, fusent des éclats
de paroles, de rires, de vaisselle
je suis penché auprès du sapin cousu de lumière
appuyé sur un gouffre de cadeaux
le nez collé sur la boule rouge
qui me renvoie mon regard
qui me dévisage comme un poisson globe
qui gonfle, qui gonfle, qui montre ses épines
qui gonfle encore et qui éclate
juste-là, devant mon visage
je me redresse en sursaut
me retourne
les divans et les chaises débordent de gestes
la cuisine grouille de vie
et les verres de vin se promènent
c’est noël et c’est comme ça
mais soudain, les enfants arrêtent de courir, de crier
ils se figent et restent surpris, aux aguets
leurs pupilles rebondissent partout dans la pièce
entre les silhouettes bruyantes de leurs parents
comme une poignée de balles en caoutchouc
un essaim de guêpes
je prends une gorgée de vin
il y a des gens qui entrent et sortent pour fumer
les courants d’air glissent sur le plancher
il y a des cigarettes électroniques qui brillent
mon vin goûte bizarre
j’observe longuement ma coupe
le liquide s’écrase lourdement sur les parois
épais, foncé, huileux
un de mes oncles grimace à son tour
il se lève avec son verre
pour aller vers la cuisine
avec un pas hésitant décidé
à travers la cohue
les enfants le regardent passer
immobiles, la bouche ouverte
ma gorgée roule encore entre ma langue et mon palais
comme des grains de sable dans l’engrenage
plus loin, ma cousine renverse accidentellement la bouteille
qu’elle venait d’ouvrir
elle roule par terre sans que rien ne s’échappe du goulot
mon frère adossé au cadre de porte
porte sa bière à ses lèvres
mais elle semble vide
il la secoue pour en être certain
la soupèse
y plonge un œil
puis me toise d’un air méfiant
derrière moi une autre boule de noël éclate
dans le brouhaha de la soirée
on a presque rien entendu
mais j’ai senti la déflagration dans mon dos
puis, plusieurs invités se redressent, s’interrogent
on penche les verres mais rien ne touche le sol
on saisit les bouteilles mais rien ne coule
nos boissons sont figées dans leur contenant
les voix montent, les voix baissent
on s’interroge, on s’inquiète
ma bouche est pâteuse
l’arbre de noël clignote de soif
le plancher semble s’incliner progressivement
une autre boule se brise en morceaux
je m’éloigne du sapin
quelqu’un baisse la musique
ça prend quelques secondes
puis tout le monde se tait
dans les fissures du silence
on entend un grincement métallique
le vent qui appuie sur la cheminée
le froid qui fait travailler la charpente de la toiture
un couteau qui vient de tomber dans l’évier
il doit être minuit
ou pas encore
dehors c’est une des plus longues nuits de l’hiver
et la neige est dure comme le roc
les enfants pointent soudainement la crèche
qui s’enfonce au pied de l’arbre
dans les sables mouvants du papier d’emballage
puis les boules de noël se décrochent
une à une, toutes en même temps
certaines se fracassent sur le plancher
d’autres tombent et roulent bruyamment par terre
les guirlandes se froissent et se dessèchent
les glaçons fondent, les boucles se resserrent
les étoiles faiblissent
et les gorges se nouent
un éternuement
le chien jappe, on lui dit de se taire
quelqu’un cogne dans une vitre
on ne sait pas d’où ça vient
le chien jappe encore
cette fois, personne ne réplique
les faces s’allongent
les branches du sapin aussi
il ne reste plus aucune décoration dans l’arbre
à part les lumières qui s’allument
qui s’éteignent
qui s’allument
qui s’éteignent
le plancher craque comme si on dansait
on se regarde et on attend la suite
personne n’ose le prochain geste
à la table, une tante a le hoquet
entre chacun de ses soubresauts
les yeux des enfants se remplissent de larmes
on dirait
qu’il est trop tard
pour changer de poste
l’électricité manque un instant puis reprend
un clignement de cils
le vent dans les poteaux de téléphone
il y a du bruit dehors
quelqu’un rode autour de la maison
le chat traverse la pièce
se faufile entre les jambes
puis disparaît derrière les rideaux
on est tous là
bien entassés dans la cuisine, dans le salon
on est tous là
ensemble mais extrêmement seuls
le grand-père se racle la gorge
les bras pendent le long des corps
les fronts sont crevassés de doute
les vertèbres s’amalgament
et plus rien d’autre n’existe
que les sombres rugissements
du foyer
puis entre les poutres
de l’autre côté du grenier
sur la neige croûtée
on entend alors quelqu’un
marcher sur le toit
et faire le tour de la cheminée
on tend l’oreille encore un instant
puis les diaphragmes se relâchent
les regards retombent
les enfants reprennent leur course
le sapin est magnifique
les conversations suivent leur cours
les estomacs frétillent
le vin coule dans les gosiers
et on rit
c’est noël
on fait tous semblant
de ne pas s’en faire
comme si de rien n’était