21 décembre 1954. J’ai 15 ans. L’Abitibi jubile. Tout est beau. Le bleu du ciel est plus pur que celui de la robe de la Vierge Marie et, plus glorieux que l’étoile de Bethléem, le soleil semble s’être cloné dans chaque flocon de neige. Aveuglés par les milliards de petites étoiles qui font pétiller la plaine que nous traversons, mon frère et moi, à pas de tortue, marchons vers la forêt à la recherche de son plus beau sapin. Les molécules nous flottent de plaisir.
De la neige jusqu’aux genoux et le souffle coupé par l’air glacial, nous marchons un kilomètre avant de trouver notre sapin de Noël, droit comme une flèche. On le transporte à la maison en chantant « Mon beau sapin, roi des forêts… »
Le 21 au soir, toute la famille est partie chercher des cadeaux. Ma mère m’a confié le contrat de décorer le sapin. Je décide que c’est aujourd’hui que je vais faire pour la première fois l’expérience de l’ivresse. Tout en buvant une bière, je sors les boîtes de glaçons, la ouate à mettre en flocons et tous les fils remplis de petites lumières. Je bois une autre bière. Et puis une autre. À ma quatrième, j’ai terminé la décoration. Et les molécules me flottent au pluriel. Je m’assois dans le sofa. J’éteins toutes les lumières de la maison. J’allume celles de l’arbre de Noël. Il y en a au moins 333 de toutes les couleurs. Après avoir vidé ma cinquième bière, j’en vois 3 333. Et je sens que les anges planent au-dessus de la maison. Je nage entre rêve et réalité. L’arbre de Noël devient un ciel étoilé.
Tout à coup je suis ailleurs. Je vole. Je fais un immense saut dans le vide. Un saut sans parachute. Un saut dans l’infini. Me voilà à bord d’un astronef en forme de sapin. En fait le sapin ressemble à une immense flèche lancée dans l’univers. Je constate que mon vaisseau spatial est totalement transparent et moi aussi d’ailleurs. Aucun tableau de bord. Aucune fenêtre. L’astronef est couvert de milliards de petites lumières multicolores. Au-dessus, au-dessous, à gauche, à droite, en avant, en arrière, partout, partout : des étoiles qui pétillent la lumière et respirent la paix.
Soudain, parmi cette myriade de couleurs, j’aperçois un petit point ultraviolet qui clignote devant moi. Je fixe ce point mystérieux. Je le sens comme une immense conscience vivante. Je sens qu’elle entend toutes mes pensées et ressent toutes mes émotions. J’ai le sentiment d’être dedans cette immense présence, d’être tout nu devant elle, d’être lu comme un livre ouvert. Pour la première fois de ma vie, j’éprouve simultanément le sentiment de ne plus être et la sensation absolue d’être vraiment un éternel et unique exemplaire de l’humanité.
Et plus je deviens conscient de cette présence, plus je sens que je ne suis pas seul. Il y a certainement quelqu’un autour de moi. J’ouvre mes yeux du dedans. Je vois que ce quelqu’un est innombrable et transparent. Je vois maintenant clairement que des milliers et des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants m’entourent. Tous les humains de toutes les couleurs, de toutes les races et de toutes les croyances sont là. C’est comme s’il n’y avait qu’une seule personne. Comme si chacun de nous était une cellule d’un immense corps unifié par cette présence infinie que je regarde et qui est mon regard.
Ici tout le monde semble au courant de tout ce qui se passe à l’intérieur de chacun. Personne ne se sent séparé de personne. Tout le monde est en sécurité. Ce que chacun pense et ressent est immédiatement pensé et ressenti et partagé par chacun. Mais jamais tout à fait de la même manière. Et si je n’ai pas peur, c’est sans doute parce que nous parlons tous le même langage : le langage du cœur.
Ici, tout en étant différente de toute personne, toute personne est semblable à toute personne. Semblable, parce que nous sommes tous faits des mêmes atomes de lumière, parce que nous partageons tous la même vie d’une manière différente et authentique, parce que chaque personne est vraiment unique.
Ici, c’est merveilleux. C’est le grand jeu transculturel. Tout le monde joue à se mettre dans l’esprit et dans la peau de l’autre. Chacun chacune trouve dans chacun chacune ce qu’il y a de différent et applaudit à cette différence en signifiant la sienne. Au bout du jeu chacun chacune rencontre sa ressemblance.
Ici il n’y a qu’une loi : « Aime et fais ce que tu veux » comme disait Saint Augustin.
Ici, à bord de cet astronef mystérieux, l’amour est le seul grand pouvoir, le maître et le serviteur. Ici, l’amour nous rend libres et nous permet de respecter la liberté des autres.
Ici, le noir joue avec le blanc, le jaune avec le rouge, le brun avec le blanc. Les trésors culturels de chaque race sont constamment échangés. Chaque personne s’enrichit de l’histoire et de l’énergie de chaque personne. À la fin du jeu, tout le monde est polyglotte. Tout le monde comprend tout le monde. Chaque fois qu’une personne apprend et comprend quelque chose d’une autre personne, c’est l’humanité tout entière qui évolue vers une plus grande unité, vers une plus grande paix. À la fin de chaque jeu, toutes les voix dans toutes les langues du monde se fondent en une seule voix pour chanter la joie d’être vivants et d’être vivants ensemble. Chacun chacune respecte la pulsation de base, la respiration de l’ensemble. Mais chacun chacune tient son propre rythme et chante librement sa propre mélodie. Comme toutes les voix de cet immense chœur viennent toutes du cœur, il en résulte une immense et alléluiaque harmonie.
Soudain, par-dessus la grande chorale, j’en entends une autre. J’ouvre les yeux et qu’est-ce que je vois ? Ma mère, mes sœurs et mes frères, le sourire aux lèvres, chantant : « Les anges dans nos campagnes… ». Ce fut mon plus beau Noël !