Annonce
Annonce
- L'Histoire en feuilletons -

La Bataille des Plaines d’Abraham

La demi-heure qui a changé le monde
Guy Paquin

Louis Antoine de Bougainville, tableau de Joseph Ducreux (1735-1802)

Chapitre 6 : un an avant la bataille

Bougainville chez Procope

 « Ah ! Monsieur de Bougainville ! Ça fait une mèche ! » « Plus que ça, tout un grand cierge de Pâques, M. Procope. Vous faites toujours la meilleure escalope au monde ? » « Au vin de Marsala, comme vous l’aimez. Et ces Messieurs vous attendent là-haut, dans le petit salon, première porte à droite. » « Merci Procope. »

Bougainville monte les marches doucement. Il respire les parfums feuillus qui embaument la salle : thym serpolet, sarriette, fenouil, sauge. Les petites lampes sur les tables font reluire le cristal des verres et la porcelaine des couverts. Rien n’a changé depuis trois ans chez Procope. Arrivé à l’étage, bien silencieusement, il pousse la porte à sa droite. Il y trouve un homme assis qui griffonne sur la nappe.

« Aha ! Vandale ! je vous y prends à cochonner le lin de ce bon Procope ! »

« Bougainville ! » On s’embrasse et on se sourit. « Et Denis ? En retard ? » « Non, il est allé au cabinet d’aisance se refaire une beauté, je suppose. Mais assis-toi que je vois si le Canada t’a ravi ta bonne mine. Tu as l’air bien. » « Apparence, d’Alembert. Le Canada se porte mal. Mais, ma parole, tu faisais des mathématiques sur la nappe ! » « Oui, le foutu problème des trois corps de Newton. Ça m’obsède ! »

Jean le Rond d’Alembert, d’après Maurice-Quentin de La Tour (1704-1788)

D’Alembert se lève et Bougainville aussi. « Diderot ! Dans mes bras ! Toujours pas de perruque, Denis ? » « Toujours pas. Et toi, avec la tienne on croirait que tu caches ta tête scalpée par les Iroquois. » « Les Iroquois peuvent courir, j’ai toujours mes cheveux. » Bougainville soulève sa perruque. « Il te manque quelques poils mais ce n’est pas à cause des Iroquois. Parle-nous du Canada. Et de Versailles. »

« Pour ce qui est de Versailles, j’y suis devenu escargot à force de ramper sur le ventre devant tout le monde. À plat ventre devant Turgot, sans résultat. À plat ventre devant Pompadour… » « Devant Pompadour ou sur elle ? » « Tu la juges mal. Tu sauras, Denis, qu’elle a promis de m’aider à lever des régiments et à trouver des canons pour Québec.

Quand Choiseul m’a reçu, je croyais que c’était pour m’annoncer des renforts, que Pompadour avait réussi. Hélas… » « Bois un peu, suggère d’Alembert. Le vin de champagne, ça fait tout passer. Les chagrins, les déceptions, tout. »

Bougainville boit et poursuit. « Choiseul m’a pris pour un militaire et, ce faisant, pour un imbécile. Quand je lui ai parlé de régiments pour le Canada, il m’a répondu : « Surtout pas ! Ne voyez-vous pas, M. de Bougainville, que si nous renforçons le Canada, les Anglais l’apprendront et en feront autant, sinon plus ? Est-ce ça que vous voulez, encore plus d’ennemis à battre ? »

Denis Diderot, rédacteur de l’Encyclopédie,
tableau d’un auteur inconnu

« Le butor, fait Diderot. » « Le pied-plat, fait d’Alembert. » « Recevoir des leçons de stratégie de la part d’un ministre qui a personnellement orchestré la pire série de défaites françaises depuis le bon roi Dagobert, c’est rageant. Mais ce n’est pas tout. Il a osé me dire, s’agissant du Canada, « Est-ce qu’on se soucie de l’écurie quand le feu est à la maison ? » L’écurie, c’est Québec et tout le Canada. Il y a des coups de pieds au cul qui se perdent. » « Le jour où on jettera les cons à la Seine, il n’a pas fini de nager », conclut Diderot.

« Voltaire a su que tu venais à Paris. Il m’a envoyé un mot pour toi. Le voici. » D’Alembert sort de sa poche un papier chiffonné et le tend à Bougainville. Aimable Bougainville, je vous estime trop pour vous mentir. Je crois que le seul résultat de cette guerre contre les Anglais sera de faire souffrir le commerce et d’épuiser les deux nations en Europe pour quelques arpents de neige en Amérique. « On croirait entendre Choiseul », dit Bougainville en repliant le mot et en le glissant dans la poche de son justaucorps.

« Tu sais que Voltaire, couru par la police de M. Custine, s’est réfugié près de Genève ? Il s’y est acheté un beau château et une terre immense. » « Non, je ne savais pas. Avec quel argent ? La dernière fois que je l’ai vu, il était tout gueux. » « Il a vendu en douce des canons et des mousquets. » « C’est bien curieux de sa part, d’écrire contre la guerre et d’y pourtant faire sa fortune. »

« Messieurs, voici votre dîner », annonce M. Procope en posant les assiettes sur la table. Bougainville hume son escalope en souriant, les yeux embués : « Ça fait si longtemps ! » « Bon, dit Diderot, Versailles c’était le hors-d’œuvre, maintenant, le plat de résistance, le Canada. » « Non, c’est à vous deux maintenant. Comment se porte notre Encyclopédie ? » « Encore plus mal que ton Canada, » entame Diderot.