Cette gravure de 1797 s’inspire d’une esquisse exécutée par Hervey Smyth, aide-de-camp du général Wolfe durant le siège de Québec. Vue de la prise de Québec le 13 septembre 1759.
Chapitre 3 : Le matin de la bataille (suite de la semaine dernière)
Montbeillard caresse le chanfrein de sa Doucette. Il ouvre le box pour la laisser sortir. Il entend alors une voix dire : De profundis clamavi ad te domine. Éberlué, il découvre, dans le box du cheval de Montcalm, ce dernier, assis sur la litière et qui tend la main au maître d’artillerie. Celui-ci aide Montcalm à se mettre debout.
« Qu’est-ce que vous faites ici, marquis ? » « Je me repose. » Pour la première fois, Montbeillard voit son général sans sa perruque. Un tout petit rondouillard, quadragénaire, chauve et cerné jusqu’aux oreilles, la chemise froissée et la culotte souillée. « Il y a des lits pour se reposer. » « Je ne dors plus depuis des mois. Enfin, chaque nuit je finis par perdre conscience, mais si vous voyiez ce que je vois quand je dors, vous non plus vous ne dormiriez pas. »
« Vous avez bien mauvaise mine, marquis. » « Moi ? Je pète le feu. Je tenais compagnie à mon Hippolyte. Lui non plus ne dort pas bien. » « Vous venez avec moi ? Je vais promener Doucette sur les Buttes à Neveu. Le grand air fera des merveilles pour Hippolyte. » « D’accord. » Montcalm essaie de défriper sa chemise du plat de la main tandis que Montbeillard lui retire les brins de paille qui décorent les quelques cheveux qui lui restent.
On se met en route en laissant les hauteurs de Beauport derrière, au petit trot. « Comment diable avez-vous fait à Carillon ? C’est encore un mystère total pour moi. À Oswego, je peux comprendre, Marquis. Vous aviez 3000 bons Français et des Peaux-Rouges contre 1600 Anglais. » « C’était des Wendats et des Waban-Akis. En passant, ils n’ont pas la peau plus rouge que vous et moi. »
« Donc vous les battez à Oswego. Et à William-Henry, j’y étais. On était 6000 sans compter vos alliés de par ici. Eux, ils étaient…combien au juste ? Pas plus de 3000. Je leur ai servi trois petits jours de canonnade et le général Monro vous a tendu son épée.
« C’est Carillon que je ne comprends pas. En juillet de l’an passé, à Carillon, vous n’étiez que 4000 contre les 16000 Anglais de Howe et Abercrombie. Et vous gagnez ! Vous allez me raconter ça. »
« À Carillon, Montbeillard, j’ai eu peur avant, pendant et surtout après. » « Ça c’est curieux, avoir peur après. Mais je suis comme vous, j’ai horreur de ça quand c’est fini. Tous ces cadavres, ça pue, c’est une odeur à laquelle je n’ai jamais pu m’habituer. Vous saviez que j’ai voulu écrire un mémoire sur la façon de se débarrasser des morts ? J’allais proposer qu’on les brûle. Mais on m’a dit que ce serait pire. Ça pue encore plus quand on les brûle. » Montcalm regarde l’artilleur d’un air sévère. « J’ai pensé à la chaux vive mais ça n’est pas pratique parce que… » « Taisez-vous donc. Laissez donc les pauvres morts nous empester un peu. C’est leur dernier privilège. »
Montbeillard serre de ses cuisses les flancs de Doucette. Les deux cavaliers filent au galop jusqu’au pont de chaloupes sur la rivière Saint-Charles. Ils s’arrêtent pour laisser leurs chevaux s’abreuver, puis grimpent lentement, côte à côte, la Pente-Douce.
« Il y a quatre ans, commence Montcalm, Choiseul m’a demandé de commander ici. J’ai refusé. J’avais écrit à mon épouse Angélique que je revenais pour toujours chez-nous, à Candiac, dans le Gard. Et puis j’ai dû lui écrire à nouveau. On m’offrait le grade de maréchal de camp et on donnait à mon fils tout ce que je demandais pour lui. Je pouvais enfin donner à mon héritier tout ce qu’un père doit à son fils.
« Depuis, chaque nuit, j’ai la vision qu’un cavalier me couche à terre d’un coup de sabre et qu’un fantassin m’achève à la baïonnette. Ou qu’un boulet m’éviscère et qu’Hippolyte ne porte plus que la Mort. Presque chaque matin, ce sont les haut-le-cœur qui me réveillent. Je suis comme une maison déserte hantée par un spectre, plus qu’un horrible fantôme. »
Montcalm, sans prévenir, lance son cheval au galop. « Aux Buttes, Montbeillard ! » « J’allais le, proposer, répond le maître de cavalerie. » Les deux hommes arrivent ensemble aux Buttes à Neveu. C’est une éminence faible, un talus, pour tout dire, tout près du fleuve, sur la falaise qui domine l’Anse aux Mères. Mais de là, la vue porte loin. On voit très bien toutes les ravines creusées par les ruisseaux qui sillonnent les Plaines d’Abraham.
Montcalm prend la longue-vue que lui tend Montbeillard et scrute les Plaines. Là, tout au bout, juste devant le boisé, ce qui ressemblait à un long fil de laine rouge à l’œil nu devient une interminable ligne d’habits rouges. « Ils sont des cents et des mille », dit Montcalm. « Que dirait Vaudreuil de ces gens-là ? demande Montbeillard. » « Qu’ils sont là où ils ne devraient pas être, répond le général. » Il soupire et annonce, comme soulagé : « C’est fini. »
« Allons, marquis, vous ne pouvez pas dire ça ! On va placer des canons de deux livres ici et au fond, tout à gauche de la ville, hors les remparts. Gare à eux s’ils font mine d’approcher ! » « C’est fini, Montbeillard, canon ou pas ! Ils n’ont aucune chance ! On va les jeter au fleuve ! Pas besoin de chaux ni de feu ! C’est fini, enfin fini ! » Le marquis de Montcalm arbore un sourire carnassier, la face victorieuse du prédateur. Puis, il pique des deux et part à la belle épouvante, la chemise au vent.
Carte d’époque
Prochain épisode : Le général Wolfe et le laudanum