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- L'Histoire en feuilletons -

La Bataille des Plaines d’Abraham

La demi-heure qui a changé le monde
Guy Paquin

Marquis de Vaudreuil, tableau attribué à Donat Nonnotte (1708-1785), domaine public

Chapitre 2 : M. de Vaudreuil sommeille (suite de la semaine dernière)

Le cheval de Monsieur de Montbeillard est encore frais. Montbeillard serre les flancs de sa monture des deux genoux et son coursier s’envole, devançant le peloton tandis qu’une main ferme lui secoue l’épaule droite. Montbeillard entrouvre les yeux. « C’est moi, Monsieur, Boudu, le planton de nuit. Faut vous réveiller, Monsieur. » « Boudu, bordel à bras ! Je vais perdre la course par votre faute ! » « Il y a là deux hommes qui disent arriver de la batterie de Samos. Ils veulent parler au gouverneur. »

« Parler à Vaudreuil ? L’étrange idée, dit Montbeillard en se frottant les yeux. Passez-moi ma culotte, là sur le fauteuil. Et faites entrer ces Messieurs. » Les deux hommes entrent tandis que Montbeillard boutonne sa braguette.

Le couple militaire classique, se dit le commandant. Un petit futé, l’œil allumé, le grand nez de fouine fourré partout et une brute épaisse qui protège le petit alors que le petit évite les erreurs au gros qui n’entend rien du tout. « Alors, que puis-je faire pour vos seigneuries, demande tout haut le commandant ? »

Le petit, suivant la courtoisie militaire, se met au garde à vous et s’identifie : « Soldat Nicolas… » « On s’en fout, tonne Montbeillard… » « …régiment de Guyenne, affecté à la batterie de Samos. »  « Samos, ce n’est pas ici ! Qu’est-ce que vous foutez là ? » « Les Anglais ont pris Samos, Monsieur. On veut parler au gouverneur, l’avertir que les Anglais sont tout près des Plaines d’Abraham. Parler à Monsieur de Vaudreuil, au plus vite. »

« Mettez-vous là, sur le lit. Bon. Je vais vous révéler un des secrets les plus importants de l’art militaire, depuis la nuit des temps. » Les yeux du petit brillent de curiosité. Le monstrueux, lui, s’affale sur le lit, épuisé. « Voici le secret : un ahuri qui dort fait moins de dommage qu’un ahuri éveillé. Ergo, on laisse dormir M. Pierre de Rigaud de Vaudreuil-Cavagnal, marquis et gouverneur de la Nouvelle-France. Qu’il dorme, pour le plus grand bien du Canada.

« Vous vous dites sans doute que de le laisser dormir en un moment pareil, c’est de la trahison. Mais non ! C’est lui qui interdit qu’on le réveille, sauf si les Anglais attaquent la Côte de Beauport. Les Plaines, M. de Vaudreuil le répète à qui veut l’entendre, c’est de la diversion.

Le Marquis de Montcalm, rival de Vaudreuil
Tableau d’Antoine Louis François Sergent (1751-1847), domaine public

« En mai, mes beaux seigneurs, Montcalm et l’intendant Bigot demandent de l’artillerie pour les bastions de Sillery et aux alentours. Le gouverneur refuse. Montcalm demande d’installer une batterie de conséquence sur les hauteurs de la Pointe Lévis. Si on l’avait fait, les Anglais n’auraient pu la prendre et bombarder la basse-ville comme ils le font depuis trois mois. Vaudreuil dit encore non.

« Montcalm veut installer quatre grosses bouches à feu au cap Tourmente, à la pointe est de l’Île d’Orléans. Vaudreuil dit non. Pas de redoute non plus sur les falaises de Beauport. Montcalm a dit au gouverneur :  »Vous avez vendu votre pays, mais moi je ne le ferai pas ! » J’y étais et j’ai soutenu le général, mais le gouverneur est un cran au-dessus de lui.

« Et, le 12 juin, Vaudreuil-Cavagnal a fait sa première inspection générale des troupes. Juin de cette année, alors que la guerre est déclarée depuis quatre ans ! Montcalm y était et m’a dit :  »Comme il n’avait jamais vu ni camp ni ouvrage tout lui a paru aussi nouveau qu’amusant. Il a fait des questions singulières. Qu’on imagine un aveugle à qui on donne la vue. »

« Finalement, il y a trois jours, le général Montcalm voulait envoyer tout votre régiment de Guyenne sur les Plaines. Vaudreuil n’a voulu que cent hommes à Samos, contre la sagesse même des trois brigadiers de Montcalm, hommes aguerris, Bougainville, Bourlamaque et le chevalier de Lévis. Le gouverneur a menacé de mettre ces  »séditieux » au cachot.

« M. le gouverneur, ce foudre de guerre, a pour lubie que la vraie attaque anglaise aura lieu sur la côte de Beauport. Tout le reste pour lui ne mérite pas qu’on le réveille. Alors, s’il vous plaît, ce matin, Messieurs, laissons-le dormir. »

Le petit reste là, la bouche ouverte, incrédule. Le taupin, lui, cogne des clous, le menton sur la poitrine. Montbeillard ouvre la porte et dit au planton : « Boudu, descendez à la cuisine et dites au queux de faire une grosse omelette au lard et du pain perdu au sirop d’érable pour deux personnes… euh trois, corrige-t-il en regardant le gros qui s’éveille.

« Allez manger, ça risque de vous être utile plus tard aujourd’hui. Moi, je vais seller ma Doucette et la promener sur les Buttes à Neveu, question de me rendre compte de ce qui se trame aux Plaines. Je ferai rapport à Monsieur de Montcalm à sept heures. Et faites-moi plaisir, oubliez le gouverneur. Le gouverneur Vaudreuil, pétard de merde ! »

Vue de l’église Notre-Dame-des-Victoires à Québec, détruite lors du siège de la ville en 1759. Antoine Louis François Sergent, domaine public