James Wolfe – Tableau attribué au peintre Joseph Highmore (1692-1780). Maison de vente aux enchères Bonhams, domaine public.
Renouant avec la grande tradition des récits en feuilletons présentés dans les journaux populaires, Guy Paquin, notre collaborateur et historien à ses heures, nous rappelle notre histoire. De la Conquête britannique aux batailles héroïques des Patriotes, suivez chaque semaine un épisode de nos exploits et de nos échecs. De Montcalm à Papineau et des Plaines d’Abraham à Moore’s Corner, nous vous offrons un rendez-vous aussi instructif que passionnant. C’est donc à suivre la semaine prochaine…
Chapitre 1 – L’anse-au-Foulon
Le général anglais James Wolfe conclut son exposé à ses officiers ainsi : « Au matin du 13 septembre, nous accosterons à l’anse au Foulon. Nous grimperons là-haut et nous neutraliserons les cent hommes de la batterie de Samos. Puis, nous prendrons position sur le plateau que les Canadiens appellent les Plaines d’Abraham. Nous attendrons leur arrivée et quand nous les aurons devant nous, nous les battrons. Des questions ? Oui, colonel Howe ? » « Nous allons manœuvrer les chalands de débarquement en pleine nuit ? » « Oui. » « À contre-courant du fleuve ? » « Oui, Monsieur DeLaune. » « Et si la marée survient à la mauvaise heure, mon général ? À Montmorency, Monsieur… » « Qui vous parle de Montmorency ? rugit Wolfe. Je ne vous parle pas des batailles passées, je ne vous parle pas des défaites, mais de la victoire qui vient ! » « Oui, mon général, reprend DeLaune, mais pleuvra-t-il, ou fera-t-il du vent ? Il faut prévoir les événements contingents, mon général. » « Eh bien, prévoyez-les ! Moi, pendant ce temps, je battrai les régiments ennemis ! Dehors ! »
Le capitaine DeLaune, le colonel Howe et le lieutenant Holland sortent ensemble de la cabine du général et montent sur le pont du SeaHorse, « Il est fou ! Il est fou ! répète Howe. » « Non, c’est plus grave, répond tristement DeLaune. Il est désespéré. Après la défaite de Montmorency, il va risquer tout son avoir, c’est à dire vous, moi et tous nos hommes, sur une seule main de rummy. All in. Aux Plaines d’Abraham, la victoire ou l’enfer. »
Le HMS SeaHorse de la Royal Navy
Le capitaine retrouve son aide de camp, le caporal Stanley, qui lui demande si le général Wolfe est aussi détraqué qu’on le dit. « Stanley, vous me demandez de dénigrer un officier supérieur de sa Majesté. » « Oui, Monsieur. Mes excuses, Monsieur. Mais va-t-on monter à l’assaut ou si on retourne à Southampton ? » « Pratiquez la vertu du silence, Stanley. Ça vous sera utile le 13 qui vient. » « Oui, Monsieur ! » Le caporal Stanley arbore un large sourire. On va enfin battre les maudits Français.
Carte dessinée par Benjamin Sulte (1841-1923), domaine public
Le 13 septembre 1759 au petit matin, le premier chaland de débarquement anglais remonte vaillamment le courant du Fleuve dans une nuit d’encre. Le capitaine DeLaune est accroupi près du barreur et lui dicte de temps à autre une indication de manœuvre. Les huit rameurs sont tous marins de métier, solides gaillards, et le chaland avance à vive allure. On garde le silence le plus total pour que les Français, là-haut, ne soupçonnent rien. « Un bruit, un éternuement, une quinte de toux, peu importe qui, je lui passe mon épée dans le ventre, a menacé plus tôt le capitaine DeLaune. »
Au bout de 15 minutes, DeLaune murmure au barreur. « Tribord 65 degrés. » « Oui Monsieur, tribord 65. Vous croyez qu’on accostera dans l’anse au Foulon ? C’est qu’il y a des nuages et pas moyen de se repérer sur les étoiles, Monsieur. » « Barrez et fermez-la, chuchote DeLaune. »
Il faut peu de temps avant que la quille du chaland de débarquement ne râcle le fond de l’eau. « Approchez le fanal, Stanley. » Le caporal ouvre la petite porte du fanal et regarde la montre du capitaine. « Je vois quatre heures huit minutes, mon capitaine. » « Exact. » « C’est bon, mon capitaine ? » « On est 12 minutes en avance, Stanley. » « Et bien, capitaine, vous, une boussole et une montre, et paf ! On est dans l’anse au Foulon ! Et en avance ! Vous auriez fait un fameux marin ! » « Une vaine de cocu. C’est tout. Et puis, tout ce que ça veut dire c’est qu’on va se faire tuer 12 minutes plus tôt. »
Sans un mot, les officiers font descendre les 60 hommes du premier chaland, vite rejoints par ceux du second. DeLaune se met un peu à l’écart pour que les 28 soldats de la première vague d’assaut se rassemblent autour de lui. On se guide sur la lumière falote de la lampe tenue par Stanley. Quand tous ses hommes sont réunis, DeLaune s’engage dans le chemin du Foulon. Derrière leur capitaine, les hommes de sa troupe grimpent deux à deux, baïonnette au mousquet. La mission est simple : neutraliser la centaine de Français servant la batterie de Samos.
Sept minutes plus tard, on est en haut et on se fraie un chemin dans le petit bois, laissant la batterie de Samos sur la gauche. « Monsieur, murmure Stanley, pourquoi ne les attaque-t-on pas tout de suite. » DeLaune répond : « Pour les prendre à revers, Stanley. On va attaquer la batterie par derrière les servants des canons. L’effet de surprise, Stanley. C’est notre seul atout. Ils sont cent et on n’est pas même 30. »
Anse-au-Foulon – Aquarellle de Henry Richard S. Bunnett (1845-1910), domaine public
Au bout de 50 yards, DeLaune tourne à gauche puis, après un autre 50 yards, il tourne encore sur sa gauche, suivi par ses 28 soldats. On entend alors un des attaquants grogner Fucking branches ! Fucking roots ! Puis, le capitaine stoppe. À une dizaine de yards, la silhouette de deux des servants de canons français se découpe parfaitement dans le noir. Ils se tiennent tout près d’un feu, le mousquet sur l’épaule.
DeLaune en tue un du premier coup de feu de la nuit. Les hommes du capitaine se ruent sur ceux de la batterie. On vise en se guidant sur les éclats lumineux générés par le tir des mousquets ennemis. Ça ne durera pas 5 minutes. L’officier français Vergor tend son épée à DeLaune. Les Français se rendent. On avait supposé qu’ils étaient cent mais il n’y en a qu’une trentaine en uniforme. Et au moment précis de l’attaque, il y en a 15 qui dorment. « Où sont vos hommes, Monsieur, demande DeLaune à Vergor. » « Partis faire les foins dans leur village il y a trois jours, Monsieur. Je le leur en ai donné la permission. Je ne pensais pas que vous attaqueriez ici. Notre gouverneur militaire, le marquis de Vaudreuil, non plus. »
DeLaune est rejoint par son homme Stanley. « On a eu une vaine de cocu, encore une fois, caporal Stanley. Si le crétin d’officier français avait refusé la permission à ses miliciens canadiens, on serait probablement tous morts. Et, notez-le, le gouverneur Vaudreuil est un général de salon. Une vaine de cocu. »
« Je peux parler fort, maintenant, Monsieur ? » « Oui, Stanley. » « Le rhume des foins, Monsieur. Depuis que je suis tout petit. Du printemps à l’automne, rhume des foins. Je tousse, je morve, j’éternue. Mais, cette nuit, même en plein bois, avec toutes ces saloperies de plantes, rien, pas un éternuement. Pas un bruit. Admettez que c’est curieux, Monsieur. » « Une vaine de cocu », répèt DeLaune, qui a toujours l’épée de Vergor en main.
La semaine prochaine : Monsieur le marquis de Vaudreuil sommeille