Jean Pierre Lefebvre (Photo : Jean-Pierre Lefebvre)
Si j’ai choisi Jean Pierre Lefebvre pour ajouter un maillon à cette chaîne d’artistes de Saint-Armand, c’est essentiellement pour rendre hommage à celui que je considère comme le plus grand poète québécois de l’image. Peu de gens savent que Jean Pierre Lefebvre est le cinéaste québécois qui a réalisé le plus grand nombre de longs métrages (26) et celui dont on a fait le plus grand nombre de rétrospectives (une douzaine : à Paris, Sorrento, Londres, Madrid, Ottawa, Toronto, Vancouver, Montréal). Peu de gens savent qu’avant le succès du Déclin de l’empire américain de Denys Arcand, son film Les dernières fiançailles était le film québécois le plus vu au monde (plus de 55 millions de spectateurs… et ça continue).
Et pourtant, bien qu’une quinzaine de ses films aient été officiellement invités dans des festivals internationaux, bien que son œuvre cinématographique lui ait valu les plus prestigieux prix ici comme à l’international, bien que ses films soient d’une haute rentabilité culturelle, les organismes gouvernementaux et privés qui subventionnent le cinéma actuel, lequel ne répond plus qu’au standard américain, jugeant que les films de Jean Pierre Lefebvre ne sont pas de haute rentabilité économique ou commerciale, ont refusé sept de ses scénarios. Ce qu’on lui reproche surtout, c’est de filmer de longues séquences, ce à quoi il répond :
« Quant à la lenteur et à la longueur de beaucoup de mes films, si elles découlent d’inévitables réalités climatiques et de l’immensité nue du pays (Einstein disait : » Quand je regarde l’Espace, je regarde le Temps « ), elles trahissent également ma passion pour le doux plaisir de la durée. Ou la durée du plaisir. Du plaisir de regarder, de contempler, de savourer, ou celui de compatir. L’art du mouvement n’est pas implicitement et automatiquement synonyme d’art de la rapidité, même si le modèle américain le laisse croire en ne misant que sur la performance et l’action, comme le sport. »
Contrairement aux cinéastes et aux publicitaires d’aujourd’hui qui, en ayant recours à de multiples découpages des plans sous prétexte de garder l’attention des spectateurs et de rentabiliser le marketing des « acheteurs » de temps à la télévision, Lefebvre, conscient du temps qu’il faut prendre pour avoir le temps d’être vraiment, accorde à la longue durée de ses séquences le pouvoir de faire ressentir l’émotion, la vision. Car, comme le disait Marcel Proust à la recherche du temps perdu : « Le style n’est pas une question de technique, mais de vision ». Le style de Lefebvre consiste à faire en sorte que l’on voit vraiment ce que l’on regarde. La vision n’a pas de prix. « Si le temps c’est de l’argent, dit-il lui-même dans l’un de ses films, est-ce que l’argent, c’est du temps ? Une image vaut-elle vraiment mille mots ? Une image vaut 1 000 $ ! » (et parfois 1 000 000 $).
En marge du cinéma sensationnaliste et commercial, celui de Lefebvre est à l’image de l’homme en quête d’une identité authentique. Son authenticité se manifeste d’abord sur le plan éthique. Pour lui, l’éthique concerne la conception de l’existence tandis que l’esthétique concerne la représentation de l’existence. À la fin des années 1980, il s’est rendu compte que le « comment » de l’esthétique avait bel et bien pris le dessus sur le « pourquoi » de l’éthique. C’est pourquoi Lefebvre a toujours voulu subordonner l’esthétique à l’éthique, la forme au fond, l’image à l’idée, à l’émotion :
« Quand je filme, je n’invente pas le Monde, mais bien mon regard sur le Monde. Ce n’est donc pas du Monde dont je suis directement responsable, mais bien de mon regard, qui lui, toutefois, peut modifier la perception que les autres ont du Monde. »
Dans son essai biographique Sage comme une image, le poète, photographe, critique de cinéma, scénariste, réalisateur, pédagogue et producteur Jean Pierre Lefebvre, nous éclaire : « Notre vie durant nous travaillons d’arrache-pied à libérer et retrouver l’élan premier de l’Instinct… Je vibre surtout à ce qui est primitif, à ce qui est à l’origine plutôt qu’à l’aboutissement des manifestations de la vie, de la création, de la culture…Mon éducation comme celle de mes parents, grands-parents et arrière-grands-parents fut partagée entre l’interdit d’imaginer et la contemplation stricte des modèles reconnus. C’est pourquoi « Je vous interdis de rêver ! » ordonnera le chef à ses militants dans mon premier long métrage, Le révolutionnaire (1964). C’est pourquoi, vingt ans plus tard, Jean-Baptiste dira dans Le jour « S » : « La pire chose qu’on puisse nous faire, c’est de nous empêcher de rêver ou de nous forcer à rêver à la même chose. » Mais qu’est-ce que créer sinon percevoir les mêmes choses de points de vue différents. Mais qu’est-ce que créer sinon affirmer et confirmer la règle de l’exception, c’est-à-dire la grammaire de la différence ? la grammaire des identités multiples qui fécondent l’existence humaine ? Qu’est-ce qui donne au réel des apparences de rêve et au rêve des apparences de réel ?… La création permet de mettre en commun ce que des êtres humains ont de fondamentalement différent… Créer pour moi, c’est apprendre à bien vivre. »
La vision de cet art de vivre, Lefebvre l’exprime dans les thèmes majeurs qui traversent son œuvre cinématographique : l’amour (le couple, la famille, les relations intergénérationnelles), la liberté (solitude et solidarité), la mort (clonage des consommateurs d’images par la télévision et la publicité). Les longs métrages de Lefebvre sont de longs poèmes propices à la méditation sur le destin de l’être humain. Avertissements plutôt que divertissements, réflexions sur les choses de la vie plutôt que reflets de ce monde, ses films sont denses et intenses. L’essentiel de l’action s’y passe en dedans. Le véritable spectacle y est celui de la vie intérieure des personnages en train de devenir conscients d’eux-mêmes, de leurs relations avec les autres et des valeurs humaines qui définissent leurs manières d’être. Ce qui m’impressionne le plus dans les films de Lefebvre, c’est tout ce qui n’y apparaît pas mais y transparaît : l’invisible, l’inaudible et l’indicible d’où émane l’essence de son esthétique. Sa manière unique de faire de la nature et des choses du quotidien des personnages à part entière nous incite à repenser notre relation avec les règnes minéral, végétal et animal et réfléchir à ce qu’il reste d’humain dans cette humanité.
L’image que je me fais de Jean Pierre Lefebvre est celle d’un oiseau qui a donné ses ailes intemporelles et son chant lumineux à l’espace cinématographique québécois. Entre ciel et terre perché, à l’écoute de l’écho d’un peuple tentant encore de se souvenir de son rêve de s’envoler, il a vu venir, et donné à voir, l’avenir des temps modernes. Rares sont ceux qui ont suivi la trajectoire complète de celui qui a créé l’art de voyager dans le temps, vers la liberté, à la vitesse de l’instinct, à la largeur de l’imagination, à la hauteur de la conscience. Dans Aujourd’hui ou jamais, il fait dire à l’un de ses personnages : « L’homme n’est pas fait pour voler. Voler, c’est l’espoir. »
J’ai bien hâte de voir le prochain film de Jean Pierre Lefebvre. J’ai bien hâte de voler.
Raôul Duguay (www.raoulduguay.net)