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- Fibre optique -

Dossier Fibre optique

Pierre Lefrançois

La fibre arrive !

Laurence Nadeau et Laurent Gigon, de Saint-Armand, ont encore du mal à réaliser que la fibre optique est bel et bien arrivée et que, selon leurs dires, c’est encore mieux que ce qu’ils avaient à Montréal, en termes de vitesse et de largeur de la bande passante ! Depuis le 26 juin, ils ont accès au réseau de fibre optique que l’organisme à but non lucratif (OBNL) IHR Télécom est à déployer dans la région : 300Mb/s en téléchargement et 30Mb/s en téléversement, 300 Go de bande passante… le tout pour 70,95$ par mois. Du jamais vu par ici !

Jusque-là, leur maison à la Falaise n’était qu’une résidence secondaire où ils ne pouvaient passer que quelques mois par année, vu la mauvaise connexion Internet. « Nous sommes tous les deux travailleurs autonomes, abonnés au télétravail, explique Laurence. On ne pouvait avoir une connexion Internet suffisante pour travailler ici. » « Au début des années 2000, précise Laurent, on avait une connexion par modem. Puis Bell a offert la DSL, qui constituait déjà une amélioration. Mais en raison de la vétusté du réseau, les résultats laissaient à désirer. Ça se détériorait d’année en année et on ne pouvait pas vraiment travailler ici. » Ils ont tout essayé et, même en dépensant une fortune, ils n’arrivaient pas à disposer d’une connexion satisfaisante.

Puis la pandémie est arrivée. Mi-mars, c’est le confinement et ils débarquent à la Falaise avec leurs enfants et leurs ordinateurs portables. « Quand Laurence et moi étions à nos ordis et les enfants à leurs tablettes, il était pratiquement impossible de travailler. Ce qui me demandait normalement une demi-heure de travail devenait une tâche interminable de quelques heures durant lesquelles j’avais souvent envie de lancer mon laptop à bout de bras… »

Depuis le 26 juin, tout a changé. Ils envisagent la possibilité de passer beaucoup plus de temps ici qu’à Montréal. « J’ai une meilleure connexion ici, s’étonne Laurent. On aurait dû avoir accès à cette technologie il y a au moins cinq ans ! » Il a certes raison. Non seulement les grandes entreprises de télécom n’ont jamais accepté de déployer la fibre dans les milieux à faible densité de population, mais en plus, ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour en retarder le déploiement. Quand je mentionne à Laurent qu’il y a des personnes qui songent même à intenter un recours collectif contre Bell et consorts pour avoir mis autant d’entraves à la venue de ce réseau de fibre optique, il me dit : « Ils le mériteraient certainement ! »

Un recours collectif ?

Les grandes entreprises de télécom n’ont pas hésité à construire des réseaux de fibre optique dans les villes et les régions à forte densité de population parce que les abonnements permettaient une rentabilisation rapide de leur investissement. Les actionnaires de ces entreprises sont cependant moins chauds à l’idée d’en faire autant en milieu rural, où la rentabilité est plus lente à se manifester.

C’est pourquoi les gouvernements du Canada et du Québec ont décidé d’investir des sommes colossales pour permettre à des organismes comme IHR de déployer la fibre dans les milieux ruraux mal desservis. IHR a obtenu environ 20 millions des deux paliers de gouvernement pour concevoir et déployer un réseau de fibre optique sur les infrastructures, c’est-à-dire le réseau de poteaux existant qui, dans notre région, appartient principalement à Bell Canada et à Hydro-Québec. Régie par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), la loi canadienne oblige les propriétaires de telles infrastructures de soutènement à y autoriser le passage d’autres services publics selon un certain protocole et un ensemble de normes techniques.

Or, selon un mémoire* présenté au CRTC par la Fédération québécoise des municipalités (FQM), dans toutes les régions rurales où la fibre optique est en cours de déploiement, on retrouve le même scénario : les travaux ont pris beaucoup de retard en raison des entraves systématiques et déraisonnables posées par les propriétaires de poteaux.

C’est le cas, notamment, dans les MRC d’Argenteuil, d’Antoine-Labelle, de Brome-Missisquoi, du Haut-Saint-François, de la Matawinie, des Jardins-de-Napierville, du Haut-Saint-Laurent, de Vaudreuil-Soulanges, etc.

Dans Brome-Missisquoi, la MRC, plusieurs conseils municipaux, de même que des citoyens concernés ont fait des pressions auprès des élus provinciaux et fédéraux afin qu’ils prennent les mesures nécessaires pour faire cesser ces entraves inacceptables.

La rumeur commence d’ailleurs à courir voulant que des citoyens exaspérés parce que privés d’un service jugé essentiel, surtout en période de pandémie, songent à intenter un recours collectif contre les propriétaires d’infrastructures de soutènement dans le but d’obtenir une compensation financière.

Selon Étienne Gingras de la Société de développement de Saint-Armand : « Si les gouvernements ne font rien pour mettre au pas les propriétaires de poteaux, les retards seront très importants dans le déploiement de la fibre. Plus de 30 mois après l’octroi du mandat à IHR, avec quelque vingt millions d’argent public à la clé, il reste encore 1200 km de fibre à déployer dans Brome-Missisquoi ! » Bell Canada est le principal responsable de ces retards.

* Mémoire de la FQM, présenté le 5 mai au CRTC dans le cadre de l’Avis de consultation 2019-406 sur les obstacles potentiels au déploiement de réseaux :

 https://journalstarmand.com/memoire-fqm-5-mai-2020

Productivité et prospérité compromises

Robert Gagné dirige le Centre sur la productivité et la prospérité de l’école des Hautes études commerciales (HEC) de Montréal et enseigne, depuis quelques dizaines d’années, les méthodes de gestion des entreprises et organismes publics. C’est aussi un citoyen de Brome-Missisquoi. Étonné que le déploiement de la fibre optique tarde tant à aboutir dans la région, il s’est penché sur la question et a fait part au Saint-Armand de ses découvertes et de ce qu’elles représentent aux yeux d’un expert en gestion comme lui.

Le Saint-Armand : Vous avez vivement critiqué la stratégie d’affaires de Bell dans La Presse.* Pouvez-vous expliquer pourquoi vous considérez que « Bell a adopté une stratégie commerciale digne d’un autre siècle » ?

Robert Gagné

Robert Gagné : Les services de distribution électrique, de téléphonie, de télévision et de connexion Internet passent tous par un même réseau de poteaux. Or, Bell est propriétaire d’une importante partie de ce réseau. Par conséquent, il lui est possible de poser toutes sortes d’entraves administratives pour contrer le passage de la fibre sur certains poteaux et on peut constater qu’elle ne s’en prive pas.

Quand j’ai commencé à m’intéresser à ce dossier, j’ai bien sûr parlé avec les gens d’IHR** et j’ai vite compris que ce qu’ils me décrivaient était confirmé par plein d’autres MRC, municipalités, OBNL ou coopératives impliquées dans le déploiement de la fibre optique. C’est pareil partout où Bell est propriétaire des poteaux. C’est ridicule et pathétique !

En fait, cette attitude révèle que les gestionnaires de Bell manquent de confiance en leur propre technologie et qu’ils en sont réduits à empêcher leurs concurrents de faire ce qu’eux ont décidé de ne pas faire. C’est une stratégie vouée à l’échec parce que la fibre va inévitablement passer, sur leurs poteaux ou autrement, tout simplement parce que c’est la meilleure chose à faire.

Si j’étais actionnaire de Bell, ce que je ne suis pas, je m’inquièterais pour la valeur de mes actions et je poserais des questions aux gestionnaires de l’entreprise.

Le Saint-Armand : Pouvez-vous préciser en quoi le service de téléphonie traditionnelle, les lignes fixes et la télé par satellite sont des technologies dépassées ?

Robert Gagné : La réponse est très simple. Chez-nous, on est trois personnes et on a chacun notre téléphone cellulaire. Je n’ai plus de ligne « dure », je ne vois pas à quoi ça servirait. Quant à la télé, j’aime bien pouvoir regarder un film ou une émission d’information quand ça me convient, pas quand le diffuseur a décidé de programmer la chose.

Le Saint-Armand : Voyez-vous des problèmes à l’accès internet par les technologies sans fil par cellulaire ?

Robert Gagné : Il peut y avoir des problèmes de congestion des réseaux. C’est pourquoi les fournisseurs spécifient dans leurs contrats qu’ils ne peuvent pas garantir la vitesse de transmission. On a vu d’ailleurs que, durant le confinement généralisé, les réseaux ont été sursollicités. Je ne suis pas un ingénieur spécialiste de ces choses, mais on a pu constater que ces réseaux sont plus fragiles et plus vulnérables à la congestion que les réseaux de fibre optique.

Le Saint-Armand : Selon vous, la pandémie a-t-elle rendu le besoin de la fibre optique encore plus criant qu’auparavant ?

Robert Gagné : On le voit, on peut l’observer, même une fois déconfinés, on constate que le télétravail est bel et bien entré dans les habitudes des travailleurs et des entreprises, et qu’il est là pour rester. Des personnes et des entreprises se sont équipées en fonction de cette nouvelle donne. Plusieurs chefs d’entreprises m’ont confié que, lorsque la pandémie sera derrière nous, ils n’envisagent pas de revenir en arrière à l’égard du télétravail. Cela sollicite les réseaux et crée la nécessité d’en disposer qui soient suffisamment efficaces et robustes pour soutenir la demande accrue : téléconférences à plusieurs personnes, accès à distance à des réseaux sécurisés, etc.

Il ne faudrait tout de même pas qu’on ait à programmer nos téléconférences à trois heures du matin pour éviter la congestion des réseaux, n’est-ce pas ? Il serait plus sage d’investir dans de bons réseaux.

Le Saint-Armand : Pensez-vous vraiment que le gouvernement canadien et le CRTC jouissent des pouvoirs nécessaires pour mettre au pas les propriétaires et gestionnaires d’infrastructures de soutènement ?

Robert Gagné : La réponse est oui. Ils sont souverains, ils ont été élus pour exercer le pouvoir, ils sont redevables devant les contribuables. Je ne suis pas un expert en droit des télécommunications, mais je constate que les choses ne fonctionnent pas correctement à l’heure actuelle. Soit que la réglementation est inadéquate ou qu’elle est mal appliquée, dans les deux cas il appartient à l’assemblée des élus d’agir et ils disposent de tous les pouvoirs pour le faire. Ils sont les législateurs : ils pourraient, par exemple, décider demain matin d’exproprier les poteaux de Bell.

Le Saint-Armand : Nos sources nous indiquent que des comités d’élus (à Ottawa comme à Québec) et d’acteurs de l’industrie des télécoms (comme Bell) se penchent actuellement sur le dossier des obstacles au déploiement de la fibre en territoire à faible densité de population. Avez-vous des conseils à donner aux élus qui doivent travailler avec les propriétaires et gestionnaires d’infrastructures de soutènement ?

Robert Gagné : Je dirais aux élus de ne plus s’asseoir avec ces gens-là pour discuter de ce qu’il faudrait faire ni de comment il faudrait le faire. La demande est là, l’argent est là, les entrepreneurs sont sur le terrain et prêts à agir, il faut maintenant imposer aux propriétaires de poteaux de faire ce qu’il faut. Qu’ils réparent leurs vieux poteaux pour qu’on puisse aller de l’avant. Ce n’est pourtant pas compliqué ! C’est du niaisage, ce qui se passe en ce moment ! Et tant que ça dure, les gens de Bell sont morts de rire : ils savent que ça ne peut pas durer, mais ils vont tout faire pour étirer la sauce et faire encore un peu d’argent.

À mon avis, si c’étaient de bons gestionnaires, ils auraient déjà décidé d’investir dans leur technologie, dans leur service à la clientèle, dans la qualité de leurs produits, au lieu de paralyser le déploiement de la fibre au détriment de milliers de personnes. Ce serait dommage que les politiciens se laissent prendre à ce jeu.

 

* Bell, un frein à la prospérité du Québec, La Presse, 11 juillet 2020 (https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-07-11/bell-un-frein-a-la-prosperite-du-quebec.php)

** Internet Haut-Richelieu, l’OBNL qui déploie la fibre optique dans la région

 

 

 

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