Ce livre ne ressemble à aucun autre. C’est un ovni venu du nord du nord, le Nunavut, là où règnent pendant des mois la nuit noire ou le jour perpétuels. En 1976, un an après la naissance de l’auteure, Iqaluktuuttiaq (Cambridge Bay), sa ville natale, compte 616 personnes selon Statistiques Canada. C’est un lieu fermé par l’Océan au bout du monde où une enfant ne peut échapper aux violeurs, aux professeurs libidineux, où l’apprentissage de la vie, de l’amitié, de l’amour se fait dans la violence. Seuls phares dans le tumulte des sentiments et celui de la Nature, les Ancêtres qu’on porte en soi et qui sont les gardiens du Savoir.
Comme qualifier ce livre singulier et perturbateur ? Mélange d’autobiographie et de fiction, Croc fendu de Tanya Tagaq est à la fois cosmique, viscéral, hautement poétique, vrai et faux, magique.
Il est porté par une inspiration animiste : le Renard et l’Ours polaire sont des amants, l’Aurore boréale est le père créateur, la banquise est le lieu de la Vie et de la Mort. La mythologie est présente avec Sedna, cette belle punie pour avoir eu comme amant un chaman-chien ; précipitée à l’eau par son père, elle est devenue la reine de la Mer dont la chevelure longue de plusieurs milles retient algues et poissons.
Publié en 2018 en anglais sous le titre Split tooth, le récit est merveilleusement traduit par Sophie Voillot dans une langue riche, foisonnante, souvent émaillée d’expressions québécoises qui nous donnent l’impression que l’auteure a écrit directement en français d’ici : « Il existe d’autres réalités au-delà de la nôtre ; il faut être sans dessein pour penser le contraire. »
Si on considère que les questions de survie après la mort sont du domaine de la philosophie, le livre est également philosophique. « L’Âme est déjà divine (…) ce qui existait avant la naissance et reprend après la mort est bien plus réel que la brève étincelle de la vie. » C’est le Temps qui nous pourrit l’existence et quand il disparaît, la paix et le bonheur sont possibles.
Tanya Tagaq a été toxicomane, participant à des partys « apportez votre solvant », genre de pot luks où chacun contribue avec « du diluant, de l’essence, du vernis à ongles, de la colle caoutchouc et du Liquid Paper ». Elle a été aussi violée enfant et a tenté de s’enlever la vie. Ces expériences lui ont donné une connaissance intime des chemins difficiles qui mènent l’âme hors du corps et l’y ramènent douloureusement.
Dans sa sagesse, l’auteure, personnage principal, sait comme le savent tous les philosophes (et tous les psys) qu’une chose et son contraire forment un tout indissociable, les deux faces d’une même médaille ; c’est du pareil au même. Naissent ses jumeaux, enfants de l’Aurore Boréale qui l’a engrossée au cours d’un formidable orgasme cosmique. « Mes enfants ne font pas deux mais sont un. » Le garçon, Savik, et la fille, Naja, sont inséparables et complémentaires. Mais Savik répand le mal, il cherche la faille chez les humains et y distille son venin tandis que Naja aime, console, guérit. Peu à peu, les êtres aimés, l’oncle, le père succombent aux maléfices répandus par Savik et que Naja n’arrive plus à contrer. Quand l’amoureux faiblit à son tour, la mère ramène sur la banquise ses enfants bien-aimés et les retourne à leur Créateur. Elle n’a pas les capacités nécessaires pour gérer le Bien et le Mal, c’est l’affaire de Dieu.
Tout n’est pas que douleur dans ce livre. Il y a de l’amour pour la petite cousine, pour les parents, du respect pour la sage-femme, grand-mère du « plus beau gars », des rires, des coups pendables et des inventions secrètes d’une petite fille coquine qui se fait masser le cuir chevelu en cachette par des lemmings qu’elle a capturés et bien bourrés de carottes pour les apprivoiser. « Six lemmings chaque matin éloignent le médecin. »
Cette petite fille qui, lors de fréquentes soirées trop arrosées, est cachée dans un placard ou tapie au fond de son lit et a « hâte au matin quand tout le monde redeviendra quelqu’un que j’aime », apprend avec le temps qu’il faut se débarrasser de la Honte et de la Culpabilité inculqués par les Blancs. « Il n’y a d’autre voie que de renoncer à douter de soi. » L’affirmation de soi commence à l’école : ne pas se laisser intimider, savoir se battre. J’aime imaginer qu’il s’agit d’un Blanc quand, élève au secondaire, elle se révolte : « L’haleine du prof d’éducation physique sent littéralement la marde. (….) Comment fait-il pour ignorer qu’il chie par la face ? »
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Violence du propos, violence de la vie : « l’Empathie n’appartient pas à la Nature. » D’où sans doute l’intensité du récit et de l’écriture. Croc Fendu est un livre bouleversant.
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Tanya Tagaq est aussi peintre, photographe et surtout artiste du chant de gorge. On peut voir quelques-uns de ses vidéos sur internet. On retrouve dans ses prestations les mêmes émotions et la même puissance qui nous font vibrer à la lecture de son livre.
Croc Fendu, Tanya Tagak,
traduit de l’anglais par Sophie Voillot,
Alto coda, 2020.
https://editionsalto.com/fiche-de-lecture/croc-fendu/
Chant de gorge
Tanya Tagak, sur Youtube :