Annonce
Annonce
- Exodus -

Christian Guay-Poliquin, en échange étudiant à l’Université de la Rioja, Logroño, Espagne

Après mille et un détours européens, l’Espagne. Comme un point flou sur la carte. Ou une idée un peu confuse.

L’Espagne, ce pays où les gens parlent fort et se couchent très tard, ce pays où l’on mange debout et où l’on dort si peu, ce pays où la terre est rouge et où le vin goûte le soleil.

Mais, loin de tous rêves d’Andalousie et de contes des mille et une nuits : le nord de l’Espagne. La Rioja. Logroño. Petite ville de région, au bord d’une rivière qu’on nomme El Ebro. Bien sûr, petit centre-ville médiéval, sillonné d’étroites rues piétonnes, d’édifices, de vielles pierres et de balcons où sèchent quelques guirlandes de piments.

Mais Logroño c’est surtout une ville de région dont la majorité de l’étendue fut construite dans les trente dernières années. Rues bien droites et tours d’habitations. Jusqu’à l’étourdissement. Une ville au style américain dans un décor désertique ou à peu près. Par moments, c’est plus fort que moi, je sens que le Texas n’est pas loin. Mais bon.

En après-midi, la ville est morte. C’est la sieste. C’est l’Espagne. À l’heure où le soleil se glisse doucement derrière l’horizon et que les dizaines de grues de la ville sont bien découpées dans le ciel comme des bêtes aux vertèbres épinglées, les gens sortent d’un peu partout pour se promener dans les rues. Vieux et moins vieux, jeunes et moins jeunes se croisent et se rencontrent. C’est une petite ville. Les gens se connaissent ou se reconnaissent, et des groupes hétérogènes se forment un peu partout pour déambuler dans la ville, pour passer la soirée. C’est l’Espagne. La rencontre est au centre de la journée, et le centre de la journée commence vers 20 heures.

Pour sortir, les gens s’habillent bien. Les hommes sont en chemise, les femmes sont maquillées et en talons hauts. Tous sont élégants et fiers. Et moi je reste là, sur le coin de la rue, à regarder passer les gens comme passe une rivière, avec mes grosses bottes, mon chandail de laine et mes cheveux en bataille.

Franco est mort, il y a près de 40 ans. C’est pas beaucoup 40 ans. L’ombre de sa dictature plane encore sur le pays, dans la tête des gens, dans le passé des familles. Franco a laissé bien des traces, certes, mais plus que tout, des ecchymoses, des blessures et des fractures. Certains l’acceptent, d’autres le nient, certains en parlent, d’autres se taisent. Le passé de l’Espagne est rouge comme son sol argileux.

Depuis le début de l’automne, les journaux agitent un sujet plus haut que les autres : l’exhumation des fosses communes. Le gouvernement veut lever le voile sur l’obscur mystère des années franquistes. Les morts auront un nom. Et les familles auront leurs morts. Mais les gens sont divisés. D’un côté on dit enfin, et de l’autre, on dit que peut-être vaut mieux laisser les douleurs du passé là où elles sont, six pieds sous terre.

Quand je flâne dans les rues de la ville et qu’au loin, par moments, j’aperçois ces collines faites de désert et de pinèdes, je pense à tous ces républicains qui s’y sont réfugiés comme des loups pour échapper aux fusils de la répression.

Le dimanche à l’heure de la messe, peu de gens à l’église de Logroño. Mais les cloches sonnent, et l’écho se fait entendre dans toutes les campagnes de la région où les villageois ont déserté leurs demeures pour entendre le curé. Quoiqu’en disent les grandes villes, l’Espagne est encore bien catholique. Chaque matin, ce pays se met de l’eau dans le visage, se signe et marche vers sa journée en échappant de petits regards furtifs vers le ciel.

Et des images sorties de bouquins, vieux de quelques siècles déjà, se promènent lentement parmi les passants. L’une d’entre elle se nomme Don Quichotte de la Mancha, chevalier errant, mi-fou, mi-héros, mais très certainement fier et courageux, qui, à l’image de ce peuple, sait faire face au tragique.

Espagne rouge, Espagne jaune, Espagne pleine de bruit et de fumée, Espagne brûlante, pluvieuse aussi parfois, Espagne paradoxes, Espagne chic et pressée, Espagne lente d’un siècle passé, Espagne grands espaces, terne par endroits, Espagne oubliée, Espagne blessée, Espagne gueularde, Espagne tant de choses. Mais par-dessus tout, Espagne pleine de vie. Espagne que je connais à peine. Mais je découvre ce pays à petit pas, à petite journée, alors qu’un hiver sans neige passe lentement sur la ville de Logroño où derrière une petite fenêtre d’un grand édifice à logement, je fais mes lectures et mes devoirs, comme un bon étudiant.

Dans cette chronique, le journal invite les personnes qui ont quitté Saint-Armand à nous donner de leurs nouvelles.