Comme c’est le cas à cette époque de l’année, le ciel était gris, le plafond bas. Le mercure n’était pas dans son gouffre thermal habituel. Une journée bien ordinaire dans le nord-est albertain. Nous venions tout juste de reprendre le travail après la pause-repas suivie de la rencontre hebdomadaire sur la sécurité.
Une autre journée ordinaire s’achevait lorsque l’impensable, l’improbable, s’est produit.
À trois heures trente de l’après-midi, le dragon est sorti de sa tanière. Une défaillance du système (l’enquête nous expliquera laquelle un jour) a réveillé le monstre. Dans toutes les raffineries du monde, il y a une unité qu’on appelle le craquage catalytique (cokeur) ; c’est un procédé essentiel à la transformation du pétrole. Imaginez un silo deux fois plus gros que ceux qu’on voit ici sur nos fermes, bourré d’un produit hautement inflammable, à raison de quatre unités par cokeur, chauffé à des températures extrêmes, et vous avez là une recette pour des déflagrations au potentiel énorme. La journée du 6 janvier 2011 restera à jamais gravée dans ma mémoire, puisque j’ai vu le dragon se réveiller. Le hasard a fait que je sois assis au volant de ma fourgonnette, stationnée au bureau des permis, discutant avec un collègue de sa prochaine tâche. Un vrombissement inhabituel m’a fait tourner la tête vers le cokeur situé à environ mille pieds au nord. Aussitôt, le bâtiment de tôle abritant les silos s’est gonflé, telle une balloune qu’on gonfle pour une fête. Une fumée grise s’en échappait, des débris partaient dans tous les sens, et là, le grand et puissant boum de la détonation. Le souffle de la déflagration a fait bouger mon véhicule. J’ai regardé le collègue, aux yeux exorbites… Tabarnak !… Déjà les flammes étaient à leur paroxysme, au-delà de quatre cent pieds, suivies d’un panache de fumée noire de fin du monde. Sur les ondes courtes de nos radios, c’était la panique. En tant que contremaître, j’ai deux radios sur moi en tout temps. Une pour nos conversations internes en français, l’autre en lien direct avec l’opération, pour toutes les urgences. J’ai vu deux de mes gars qui travaillaient dans des panneaux électriques courir dans ma direction comme des poules sans tête, sonnés qu’ils étaient par le spectacle apocalyptique. Par chance, deux autres de mes gars étaient en formation, bien à l’abri dans un bâtiment sécuritaire. Ouf… j’avais tout mon monde. Car, après le choc, nos pensées allaient directement aux gars à Danny, qui travaillent régulièrement aux cokeurs. Au radio, notre superviseur essayait de nous rejoindre, sans trop de succès ; tout le monde avait le doigt sur le piton en même temps. Finalement, après quelques minutes angoissantes et fortement émotionnelles, le décompte est bon, tout le monde est sain et sauf.
É v a c u o n s … au plus sacrant.
On s’est tous retrouvés à notre village, là où sont les roulottes pour manger et se laver, les roulottes des bureaux, un peu notre petit-Kébek, quoi. À ce moment-là, derrière leur façade de gars forts et tough, certains ont craqué, les yeux rougis, les accolades plus sincères, heureux d’être tous vivants, conscients d’avoir eu une chance incroyable, d’avoir les couilles bénites, bref, d’être déjà aux cellulaires avec leurs blondes.
Les boss s’ont venus nous avertir : pas de photos, pas de vidéos. Une heure plus tard, c’était déjà sur Youtube. Le dragon crachait depuis trente minutes, toujours aussi intensément. On nous a donné l’ordre de rester à l’intérieur, ne sachant pas trop quelles sortes de merdes pouvaient nous tomber sur la tête. Les plus folles élucubrations allaient bon train, des morts, des pertes d’emploi, des nuages toxiques, des avions pour éteindre le brasier. Chose certaine, pas question d’y retourner dans l’immédiat. Le dragon s’est essoufflé quatre heures plus tard, après avoir tout sorti de son ventre, la flamme dans la nuit s’est éteinte.
Le lendemain, au lever du jour, le dragon était mort, seule la vapeur de ces entrailles montait au ciel. Une autre journée grise dans le nord-est albertain.
De loin, on apercevait les dégâts causé par le monstre : acier tordu, tôles accrochées aux cheminées avoisinantes, passerelles déformées, béton calciné, escaliers volatilisés, bâtiment éventré de façon presque impudique. Nous attendions les ordres, ceux de CNRL (Canadian Natural Ressources Limited) en premier lieu – après tout nous étions chez eux – et avons dû rester cantonnés dans nos roulottes. Les patrons venaient nous voir, nous félicitaient encore pour l’évacuation réussie de la veille, nous rassuraient au sujet du travail à venir, faisaient comme nous, attendaient. Finalement, on nous a permis d’aller dans certaines unités, dont celle qui était sous ma responsabilité. Durant la journée, meeting spécial avec la sécurité, encore bravo pour hier. Une psychologue parlant français allait être disponible le lendemain. Nous là rencontrerions par petits groupes. L’initiative de l’employeur a été saluée par le groupe. Et puis, après quoi…
Les gestionnaires de CNRL sont dans d e s tours de verre au centre-ville de Calgary et de Houston, donc très loin du dragon. Ils regardent les colonnes de chiffres, les diagrammes de courbes, les résultats en couleur et en forme de tartes, les pleines pages de statistiques faxées depuis les quatre coins du monde, consultent la performance du titre en bourse sur leurs portables. L’incident (c’est comme ça qu’ils l’appellent) à la raffinerie Horizon est un irritant, mais pas une catastrophe. Après l’enquête, qui peut prendre quelques semaines, ils vont s’essuyer et recommencer. C’est la loi du capitalisme : refaire des dollars le plus rapidement possible. C’est aussi bête que ça. Que ceux que le dollar intéresse nous suivent ! Et tant qu’à faire venir des grues et la main-d’œuvre qui vient avec pour réparer, pourquoi ne pas commencer la phase 2 en même temps et devenir, comme c’est leur rêve, la plus grosse raffinerie en Amérique du nord ? J’imagine presque le gros boss, la rutilante chaîne en or de sa montre de poche sur sa grosse bedaine, un énorme cigare au bec, ses petits yeux plissés par la fumée, affalé dans son gros fauteuil en cuir beige, me dire : « There’s no problem…how much ? »
Qui vivra verra. Mais désormais, je sais que les dragons existent et pas seulement dans les romans fantastiques. J’en ai vu un, un vrai, bien réel. Et je sais aussi maintenant qu’un rien, une infime étincelle peut le réveiller à tout moment.
Maintenant que je sais qu’il se cache sournoisement, je vais y penser à deux fois…