Les deux mains dans l’assiette au beurre ?
Par : Pierre Lefrançois
Cette amusante expression issue de notre vieux fond culturel français (elle daterait du XVe siècle) évoque le comportement d’une personne en position de profiter indûment de l’argent public qui lui passe entre les mains en raison de sa fonction. Ce charmant morceau de culture m’est revenu à la mémoire lorsqu’on apprenait, à l’occasion de l’assemblée de consultation sur la politique culturelle, que le conseil municipal venait d’abroger une résolution adoptée en 2012 qui faisait du Carrefour culturel de Saint-Armand le guichet unique chargé d’évaluer les demandes de soutien financier pour les événements culturels et de recommander ou non leur acceptation. On parle ici d’une somme annuelle d’un peu plus de 30 000 $ qui sert à soutenir 12 ou 13 projets de nature culturelle dans notre communauté. Soulignons que, il y a dix ans, la municipalité consacrait environ 4000 $ par an au soutien de 4 ou 5 projets culturels. Un appréciable progrès, en grande partie attribuable au travail des membres du Carrefour culturel, qui a été mis en place autour de 2007 si ma mémoire est bonne.
Je me suis demandé pourquoi retirer ce pouvoir au Carrefour culturel, une institution qui me semble faire du bon travail. Puis j’ai compris : plusieurs des personnes qui y siègent sont aussi des organisateurs d’événements culturels et, par conséquent, des demandeurs de soutien financier. Ces personnes se retrouvent donc à la fois juge et partie à un moment ou à un autre. À titre d’exemple, siègent au Carrefour la conseillère municipale Ginette Messier, organisatrice du Salon des métiers d’Art de Saint-Armand, Robert Trempe, promoteur des concerts très appréciés du Conservatoire de musique de Montréal, François Marcotte, créateur et animateur génial des Festifolies en Armandie et Richard Tremblay, un autre organisateur de spectacles remarquables présentés à Saint-Armand.
Que l’on me comprenne bien : je n’accuse personne de malversation et je comprends parfaitement que, dans une petite communauté comme la nôtre, les gens qui s’impliquent avec dévouement se retrouvent souvent à devoir tenir plusieurs rôles à la fois, en toute bonne foi. Mais la même bonne foi impose également de reconnaître que les données objectives exposées ici présentent, pour le moins, une apparence de conflit d’intérêt qui pourrait un jour donner lieu à une utilisation inappropriée des fonds publics ou à un traitement injuste de certaines demandes de soutien financier. Il est raisonnable d’en convenir et l’on peut comprendre que, dans sa grande sagesse, le conseil municipal ait décidé de remédier à la chose.
Cependant, à qui reviendra donc, dorénavant, la tâche de décider quels organismes, créateurs, promoteurs ou organisateurs auront droit au soutien municipal ? Au « comité d’analyse des événements » du conseil municipal qui prendrait le relais du Carrefour culturel ? Notons qu’on retrouve sur ce comité les quatre mêmes élus qui font déjà partie du Carrefour culturel, plus un cinquième, le conseiller Daniel Boucher. Si tel était le cas, l’allocation des fonds serait décidée par cinq élus, dont une demanderesse de fonds, et aucun citoyen. Je crois qu’on pourrait facilement faire mieux.
J’applaudis, bien sur, à l’initiative du conseil municipal de jeter les bases d’une politique culturelle qui peut, j’en suis persuadé, contribuer à orienter de manière originale le développement de notre municipalité, voire de l’ensemble de la grande Armandie. Il me semble cependant essentiel de profiter de l’occasion pour nous donner, dès le départ de cette démarche, des balises et des structures respectueuses des règles généralement admises en matière de saine gouvernance et de fonctionnement démocratique.
Notre communauté compte suffisamment de créateurs, de producteurs, de promoteurs, de gestionnaires expérimentés, d’amateurs de culture et de citoyens ordinaires avertis et dévoués pour que l’on puisse éviter qu’une personne soit à la fois demandeur de soutien financier et décideur de l’allocation des fonds publics. Il serait de même souhaitable, une fois que les élus auront approuvé une politique culturelle à la mesure des attentes de ses citoyens, que l’application de celle-ci et l’allocation des budgets votés à cet effet par le conseil municipal soient régies par un petit comité comportant une minorité d’élus et une majorité de citoyens, ni les uns ni les autres n’étant des demandeurs de fonds publics.
Faisons donc bien les choses tandis que nous avons la main à la pâte… tiens, voilà une autre jolie expression venue de notre vieux fond culturel français.