Le roman historique se tient à cheval sur une étrange frontière. D’un côté, on retrouve l’Histoire avec ses noms, ses dates et ses lieux. De l’autre, il y a la fiction, ce grand pays aux ports célèbres et aux chemins innombrables. Si l’on accuse souvent le roman historique de n’appartenir ni à l’un, ni à l’autre, c’est qu’on sous-estime généralement l’importance de l’imagination dans la constitution de l’Histoire.
Guy Paquin, ancien journaliste à La Presse et collaborateur assidu du Saint-Armand, construit son ouvrage Sieur Louis de Frontenac autour de cette sinueuse ligne de partage qui distingue l’Histoire de la fiction. Au-delà des faits principaux que l’Histoire a retenus au sujet de Frontenac, l’Armandois originaire de Trois-Rivières tourne le dos aux exigences de sa profession et nous répond « par la bouche de ses canons ». En effet, le tour de force de Guy Paquin consiste à nous confondre tout en nous captivant. Autrement dit, en redonnant vie à Louis de Frontenac grâce au « grand réanimateur de la fiction », Guy Paquin s’adresse à nous en passant par l’imagination historique.
Pourquoi ? Dans quel but ? D’abord peut-être pour nous rappeler que l’Histoire a ses lacunes, que la documentation des faits événementiels n’est pas une science exacte et que, de ce fait, l’imagination prend son essor dans les trous noirs de la connaissance. Dans l’incertitude. Mais peut-être aussi pour se saisir de certaines thématiques attribuées à l’époque de la Nouvelle-France afin de révéler leur actualité.
Par exemple, à la suite de Jean Talon, le protagoniste de Paquin ruse pour désamorcer le zèle des Jésuites, ces bigots des bonnes mœurs qui agissent en Nouvelle-France comme « les maîtres de tout ce qui regarde le spirituel qui, comme vous le savez, est une grande machine à faire aller tout le reste ». Parallèlement, l’auteur réaménage l’attitude des Européens à l’égard des Amérindiens. Ainsi, Jean Talon avise Frontenac dès son arrivée :
Au reste vous ne trouverez dans aucune chancellerie d’Europe ambassadeurs plus cérémonieux, plus soucieux du décorum, plus respectueux des hiérarchies et des bonnes manières que ces prétendus « sauvages ». L’éloquence des chefs Iroquois est fameuse dans toute l’Amérique. Leurs Anciennes prennent aussi la parole avec une finesse qui en remontrerait à bien de nos chanceliers.
Qu’indiquent ces renversements ? Peut-être que la lutte contre l’intégrisme religieux et les préjugés sociaux a traversé bien des siècles et que notre actualité, au-delà des apparences, est davantage aux prises avec des réalités qui datent qu’avec des phénomènes totalement nouveaux. L’acceptation de l’autre, la différence, l’entente et la tolérance n’ont-ils pas été les sujets brûlants de bien des époques ?
Et le sentiment national, qu’en est-il ? De façon très habile, Guy Paquin dessine « un sens du pays » qui trouve son fondement non pas dans l’attachement envers la Mère-Patrie, ni en opposition à la vigueur de la colonisation anglaise, mais plutôt à partir du fruit de la terre : la nourriture. Bien que cela puisse sembler anodin, ce « nationalisme par la saveur » décrit dans l’ouvrage de Paquin, rejoint tout amateur de bonne bouffe. Ainsi, avance Frontenac, « Aimer son pays, c’est cela : en avoir le fruit plein la bouche ! » Poissons frais, viandes savoureuses, la revendication de ce nouveau monde, souligne Paquin, puise son origine, entre autres, dans les plaisirs de la table !
De cette façon, c’est en imaginant les émerveillements de Frontenac que l’auteur nous fait revivre la découverte de la Nouvelle-France. Monde nouveau, monde mystérieux, nature sauvage et généreuse, Frontenac est médusé par l’éveil inédit de ses sens et par le spectacle grandiose de ce pays où « l’honneur se porte aussi haut qu’en France, même chez les roturiers. »
Confondant le vrai et le vraisemblable, l’histoire et la fiction, dans le grand jeu de l’illusion, Le Sieur de Frontenac de Guy Paquin se donne à lire dans le sillage des grands récits du Nouveau-Monde. Rappelons à juste titre que, pour être « racontables », ces témoignages historiques empruntent également beaucoup à la fiction. Et ce, sans compter que la découverte et la colonisation du nouveau continent représentent, depuis Christophe Colomb, un territoire privilégié de l’imagination.
Enfin, au risque de décevoir les intéressés, il faut mentionner que Sieur Louis de Frontenac n’est pas encore offert en librairie. Bien que cela ne saurait tarder, je me permets d’avancer que, grâce à son phrasé avisé et à son sens de l’anecdote, Guy Paquin remporte son pari. Ou sa vengeance. À savoir que sa fiction nous fait voyager vers nos origines en reléguant subtilement les données factuelles au second plan.