Nous trois, on avait totalement raté notre carrière d’artistes. Paul s’était fait viré de l’Office parce que ses films étaient trop mauvais. Il faisait du sous-Truffaut. Ça puait le sentimentalisme adolescent. Réjean jouait de la guitare avec rage et tourmentait les cordes en se prenant parfois pour Hendrix et d’autres, pour Clapton. Et moi je proustifiait avec une délectation morose.
Il ne nous restait que l’esbroufe pour séduire les dames. On s’y employait à trois, à la Skala, un bar grec de l’avenue du Parc. C’était rempli de types dans notre genre, faux peintres, acteurs sans rôles et producteurs sans le sou.
Quand l’un des trois avait fait la connaissance d’une femme, il lui présentait les deux autres : « Voici Paul, cinéaste. Je te présente Réjean, musicien d’avant-garde. Guy est écrivain. » Comme les femmes qui fréquentaient la Skala y allaient pour rencontrer des artistes, on avait notre chance.
C’est comme ça que j’ai connu Suzie-la Suze. J’ai tenté mon baratin structuraliste habituel, une bonne rasade de Baudrillard relevé d’un trait de Deleuze, une pincée de Foucault, tout ça monté en neige au malaxeur. Elle m’a dit : « Tu me prends pour une conne ou quoi ? » Puis elle a ri et a ajouté : « Paie-moi une Suze et tais-toi deux minutes. » Plus tard on a passé une belle nuit ensemble et on est devenu amants. Elle disait parfois, après un baiser : « S’embrasser est un verbe réfléchi et s’aimer est un verbe irréfléchi. » Moi, je l’avais sacrée magicienne.
Un soir, j’arrive à la Skala où Suzie-la-Suze doit me rejoindre vers 21 heures, dès qu’elle aura fini son quart à Saint-Justine. Je m’assois, je commande une grosse Black et je jette un œil aux alentours. Il est là, assis à deux tables de la mienne, élégant, posé, la cinquantaine bien sonnée. Il est là, il met un trente sou dans le petit juke-box de sa table et fait jouer de la musique de bouzouki. Il écoute en souriant à la belle dame assise avec lui. Elle aussi a la cinquantaine. Elle est miraculeusement belle, les traits comme apaisés, les rides triomphalement assumées.
Ils ne se parlent presque pas. Pourquoi ferait-il de l’esbroufe, lui ? Il a tout réussi, il est grand poète, ses disques jouent dans le monde entier, on l’adore. Il sourit, paisible, et marque imperceptiblement le rythme d’un hochement de la tête. De profil, il a une tête de sage qui aurait maîtrisé même la tentation de l’ascèse, une tête de Saint-Jean-Baptiste qui serait revenu du fanatisme, une tête de Juif revenu d’errance.
Et moi j’hésite. Je brûle de vouloir lui serrer la main, de lui dire que j’ai acheté ma première guitare pour jouer ses chansons, que je les sais par cœur, que je suis un fan fini. Mais je ne veux pas les déranger. Et aussi, je me dis que si je m’approche, il verra tout de suite que je suis vert de jalousie. Que je l’envie au-delà du nauséeux.
C’est alors que Suzie arrive. Elle m’embrasse et dit : « Quoi de neuf, docteur ? » Je pointe le menton vers leur table. « Mais c’est L. C., s’écrie-t-elle ! » Je ne dis rien. « T’es pas dans ton assiette, toi, fait-elle. T’as les yeux jaunes de l’envie. » Je me tais.
Le bouzouki s’est tu. Suzie met un trente sou dans la fente et Dance me to the End of Love emplit la Skala. Ma devineresse, mon enchanteresse se lève et me dit : « Let’s dance. » On danse donc et tout doucement on se retrouve juste à côté de leur table. Il est tout sourire. « Bonsoir », fait Suzie. « Bonsoir répond-il. Je suis Léonard », ajoute-t-il en français. « Vous voulez danser avec moi », demande Suzie ? « Avec plaisir », dit-il en se levant. « Invite donc Madame », ordonne Suzie. Ce que j’ai fait.
On a doucement tourné tous les quatre, moi avec la miraculée de la cinquantaine, Suzie avec le prophète des temps modernes. Il la tenait du bout des doigts comme pour ne pas me l’abimer. Il murmurait à son oreille, sans arrêt. Ma belle partenaire me dit « Don’t you fret, he’s only singing the song for her. » Elle a un sourire rassurant.
Puis la chanson s’est tue. L. C. a remercié Suzie, j’ai remercié la belle dame. Et chacun est retourné s’assoir à sa table. « Qu’est-ce qu’il est beau ! », dit Suzie. Je ne réponds pas. « Sois pas jaloux, t’es moche mais t’es tout pour moi. » « C’est vrai ? » « Donne-moi un baiser », répond-elle. On s’est embrassé et on est rentré s’irréfléchir.
M.L.C., je ne suis plus jaloux et j’ai laissé l’esbroufe pour toujours. Merci pour la danse.
À noter : les nostalgiques peuvent télécharger le film Mesdames et Messieurs, M. Leonard Cohen, produit par l’ONF en 1965, en se rendant à l’adresse suivante : https://www.onf.ca/film/mesdames_et_messieurs_m_leonard_cohen/