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SI…

ou la décroissance comme nouvelle forme de progrès
Daniel Laguitton

 

 

Vol13no4_fev_mars_2016_3La conclusion de la Conférence de Paris sur le climat (COP21) a réveillé en moi la mémoire de deux de mes anciens professeurs.

Le premier, du haut de son perchoir académique, avait répondu aux inquiétudes exprimées par ses étudiants au sujet des impacts environnementaux du métier dans lequel ils s’engageaient, en affirmant sans sourciller que l’Occident n’avait aucune raison de s’inquiéter de la pollution engendrée par certaines activités industrielles, car « nous » allions exporter nos industries les plus polluantes vers le tiers-monde [on dit aujourd’hui « pays en voie de développement »]. Et l’expert cynique d’ajouter : « Ne vaut-il pas mieux mourir à cinquante ans d’un cancer du poumon que de faim dans la trentaine ? ». Je me demande encore comment j’ai pu rester assis et ne pas crier « bouh ! »

Le second, une dizaine d’années plus tard, était un vieux routier de la politique chargé d’enseigner des rudiments de stratégie en matière de relations publiques à une pépinière de technocrates potentiels. L’expression anglaise bliss point revenait comme un mantra dans son exposé [en français, on dirait « point d’extase » ou « point G  de l’électeur »]. Il désignait ainsi ce qu’il considérait comme la  clé de la réussite en matière de relations publiques, surtout au niveau politique, à savoir le choix minutieux du moment et de la forme de toute annonce destinée au grand public.

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Et l’ancien sous-ministre d’étoffer son propos par maints exemples montrant à quel point nous avons la mémoire aussi courte relativement aux annonces et images politiques ou autres véhiculées par les médias qu’à la météo. Le vieux tireur de ficelles ajoutait même qu’il valait mieux planifier soigneusement la répétition d’une annonce légèrement modifiée ou déguisée en nouveauté que de trop s’en faire sur la manière dont on joindrait le geste à la parole. J’aurais, là aussi, aimé faire « bouh ! », mais je dois admettre que j’aurais encore aujourd’hui peu d’arguments à opposer à cet expert en poudre aux yeux. Si la COP21 a réveillé en moi la mémoire de ces deux personnages, c’est qu’elle m’a rappelé que le scénario évoqué par le premier s’est largement réalisé, et que le bliss point qui émaillait le discours du second peut encore anéantir tous les espoirs soulevés par l’intention exprimée dans l’Accord de Paris de maintenir l’élévation de la température moyenne de la planète « bien en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels » et de « poursuivre les efforts pour limiter la hausse des températures à 1,5 °C ».

Vol13no4_fev_mars_2016_5Le plus grand obstacle à la réalisation de cet objectif, dont l’aspect le plus remarquable est d’avoir reçu l’aval des 195 États représentés à la conférence, serait que le public qui en a été témoin succombe une fois de plus au bliss point en se disant « Ouf ! Ils se sont entendus, ils ont les choses en main, retournons à nos affaires ! » La distance de la coupe aux lèvres n’a, en effet, sans doute jamais été aussi grande qu’entre l’énoncé de bonnes intentions de la COP21 et sa réalisation.

Bon nombre de petits-enfants et la quasi-totalité des arrière-petits-enfants des bébés-boumeurs verront l’année 2100 et, selon la température qu’ils liront alors au thermostat du village global, ils qualifieront leurs grands-parents et arrière-grands-parents de vandales menteurs  et irresponsables ou de courageux pénitents. Si la dictature de l’image à laquelle nous adhérons globalement aujourd’hui incluait celle que nous projetterons demain, le « pari de Paris » serait déjà à moitié gagné. Pour le reste, nous pourrions puiser inspiration et courage dans ce poème intitulé «  Si… », que Rudyard Kipling dédiait, en 1910, à son fils alors âgé  de 12 ans :

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tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frères,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être que penseur ;
Si tu sais être dur, sans jamais être en rage,
Si tu sais être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral et pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois les Dieux la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme mon fils !

Rudyard Kipling

Le destin ne permit pas au jeune John Kipling, à qui cet éloge de la persévérance et de l’équilibre raison-passion était adressé, de le mettre en pratique ; il mourut en effet à 18 ans sur un champ de bataille de la Première Guerre mondiale. Ce « Si… » s’adresse aujourd’hui aux citoyens des pays que deux siècles de croissance industrielle effrénée aux dépens de la biosphère ont placés à une croisée de chemins. « Si » nous prenons conscience des dérèglements critiques que notre mode de vie cause à la Terre et « si », nous inspirant des préceptes du poème, nous réformons radicalement la manière dont nous définissons le progrès individuel et collectif, pour en arriver à valoriser la décroissance comme une nouvelle forme de progrès, alors la maturité que Kipling promettait à son fils sera celle de l’humanité tout