L’église St. James the Less à Pigeon Hill, 1860
Note de la rédaction
Pour être fidèle à l’orthographe usuelle en matière de toponymie dans le Canada du 19e siècle, l’auteur a choisi d’orthographier les noms à la manière britannique (St. Armand plutôt que Saint-Armand). Choix que nous respectons à sa suite. Rendons au 19e ce qui lui appartient !
Invasion de Pigeon Hill
En 1866, les Fenians ont envahi le district de Niagara, dans le Haut-Canada. Par la suite, ils envahissaient Pigeon Hill, Cooks Corner, St. Armand, Frelighsburg et Stanbridge. Jules Lucien Roy sera envoyé au front à Pigeon Hill, aujourd’hui hameau de Saint-Armand, où les Fenians ont établi leur quartier général après avoir brûlé des maisons et des granges et s’être livrés au pillage. Roy connaît bien l’endroit et il sait que les Fenians ne peuvent s’enfuir que par la tourbière qui longe le ruisseau Groat Creek, à l’est de Pigeon Hill, pour éviter d’être encerclés. C’est un bon moment pour les attaquer. Avec ses fondrières, l’endroit est une véritable souricière. Cependant, les officiers supérieurs préfèrent attendre des renforts. Ils feront subséquemment l’objet de critiques de la part de la population et d’un blâme de celle de l’armée. Selon ce que m’a confié un propriétaire d’une terrain sur le bord du Groat Creek, on trouve encore quelques traces du départ des Fenians, lesquels échoueront dans leur tentative d’envahir le Canada. Ils seront repoussés partout.
Les Fenians jouissaient d’un appui en sous-main du gouvernement américain, mais le traité signé avec la Grande-Bretagne suite à la guerre de 1812 empêchait ce dernier d’agir ouvertement. En 1866, les dirigeants américains offriront alors 29 millions de dollars pour acheter le Canada East (Québec), 36,5 millions pour le Canada West (Ontario), 8 millions pour la Nova Scotia, 7 millions pour le New Brunswick et des sommes moindres pour les autres territoires. L’Angleterre n’était pas vendeuse, ce n’était pas la France de Napoléon. On connaît peu cet évènement qui a failli faire de nous des Américains. Tout comme en 1812, le péril a été repoussé grâce aux miliciens canadiens, mais cet incident a fait comprendre le risque de division que couraient les colonies britanniques du nord. Cette tentative d’envahir le Canada eut une profonde influence sur les Canadiens et contribuera au rejet des annexionnistes et des indépendantistes. Le 8 janvier 1869, Jules Lucien Roy est promu, au nom de la Reine Victoria, capitaine dans la compagnie de St. George et St. Sébastien dans le 21e Bataillon de l’Infanterie légère du Richelieu de la milice active du Canada. Le 26 octobre 1869, vêtu de son habit d’officier de la milice canadienne, il épouse à Henryville Mélanie Demers, la fille de l’aubergiste Narcisse Demers père.
Invasion d’Eccles Hill
En 1870, les Fenians tenteront à nouveau de s’emparer du Canada en attaquant notamment Eccles Hill, aujourd’hui hameau de Frelighsburg et voisin de Pigeon Hill. Roy participa à cette bataille avec son beau-frère, le sergent Narcisse Demers fils et les miliciens Édouard Demers et Napoléon Demers, deux fils du notaire Édouard René Demers. Jules Lucien Roy a certainement impressionné le jeune Prince Arthur, fils de la Reine Victoria, qui participait à la bataille. En effet, il montra qu’il connaissait parfaitement le terrain, connaissance qui lui venait du temps où il avait parcouru les collines pour y faire la chasse aux chats sauvages en compagnie des Demers, lesquels exerçaient le métier de tanneur à Henryville et qui fabriquaient des « capots de chat sauvage » particulièrement appréciés durant les grands froids de l’hive
Pour le militaire, la connaissance du terrain est de première importance, que ce soit à l’attaque ou à la défense. Roy et les Demers connaissaient un grand nombre de résidents des villages situés près de la route que l’on appelait alors The Bay Road et qui reliait Philipsburg à Frelighsburg. Les Fenians se rendirent compte que la population du Québec, composée de loyalistes anglophones et de Canadiens français, ne leur était pas favorable. Pour eux, ce fut donc un autre échec. Roy obtint la médaille « Fenian Raid » de la Reine Victoria de même que le sabre d’honneur des officiers. Il fit une carrière militaire remarquable en tant qu’officier et capitaine avant d’être nommé, le 8 janvier 1874, major de la St. John’s Infantry Company. Comme c’était la coutume, il fut mis à la retraite le 12 décembre 1884.
Parmi les enfants de Jules Lucien Roy et de Mélanie Demers, naîtra Marie-Louise Roy qui épousa en secondes noces mon grand-père Louis-Philippe Demers. Par cette alliance, Jules Lucien Roy est devenu mon arrière-grand-père et Marie-Louise, ma grand-mère. Je l’ai bien connue, car elle a vécu jusqu’à un âge avancé. Elle avait eu un fils de son premier mariage, lequel n’a pas eu de descendant. J’ai donc hérité de la médaille et du sabre d’honneur de Jules Lucien Roy.
De Patriote à Réformiste
Alexis Louis Demers connaissait bien l’histoire des Patriotes car il avait eu l’occasion d’en parler à de nombreuses reprises avec son oncle, le notaire Édouard René Demers. Grâce à François Bourassa, beau-frère de son oncle et député de St. Jean depuis 1854, il connaissait aussi l’histoire de la rébellion du Haut-Canada menée à la même époque par William Lyon Mackenzie, qui était l’un des fondateurs du Reform Party et qui réclamait un gouvernement responsable devant les élus. Frustré par la lenteur des réformes, Mackenzie devint chef de la rébellion dans le Haut-Canada. Les dessins de C.W. Jefferys ci-après en illustrent les faits saillants.
Les rebelles attaquèrent Toronto, mais ils ne connurent que la défaite, la fuite et une répression particulièrement sévère.
On peut en juger en comparant les données publiées dans la tribune libre de La Presse du 4 janvier 1984 par Giles L. Gadoury, auteur de l’article intitulé « L’insurrection des patriotes de 1837-38 : la cause véritable »
Ces chiffres sont éloquents. Tant au Haut qu’au Bas-Canada la rébellion avait pour but de mettre un terme aux abus du gouvernement et à son oligarchie.
Alexis Louis Demers suivait les débats à l’Assemblée législative du Parlement du Canada-Uni grâce aux journaux apportés par son oncle Édouard René Demers, mais aussi aux discussions avec ce dernier et avec le député François Bourassa. Comme le notaire et le député, il avait joint le Parti des Réformistes de LaFontaine et Baldwin, appuyant la demande d’un gouvernement responsable et du rétablissement du français comme langue officielle.
De Réformiste à Rouge
Toutefois, devant la lenteur des réformes, il était devenu un partisan des frères Dorion et de Louis-Joseph Papineau, de même qu’organisateur du parti Rouge. Les Rouges réclamaient la séparation du Canada-Uni et le retour au Bas-Canada. Certains réclamaient l’annexion aux États-Unis, mais les Demers n’appuyaient pas cette proposition. Par contre, ces derniers étaient d’ardents partisans de l’abolition de la dîme et du régime seigneurial. Une réforme de l’éducation était au premier plan de leurs demandes, mais ils n’appuyaient pas ceux qui attaquaient avec excès l’Église catholique. Suite aux déconfitures électorales subies par son oncle, le notaire Demers, l’ardeur d’Alexis Louis pour le Parti Rouge s’était fortement refroidie. Il avait aussi compris que la population rejetait l’annexion aux États-Unis, de même qu’un retour à un Bas-Canada indépendant. En conséquence des raids des Fenians, les Canadiens percevaient le besoin d’une alliance entre les provinces du nord de l’Amérique pour se protéger du sud en même temps qu’ils aspiraient à un régime qui permettrait aux populations locales de se gouverner suivant leurs besoins, ce que le parlement du Canada-Uni ne semblait pas à même de réussir.
La victoire des Conservateurs
Comme bien d’autres Rouges, Alexis Louis Demers avait observé que les Conservateurs de McDonald et les modérés de Cartier avaient obtenu une nouvelle constitution qui résultait :
1) d’une recommandation d’une commission parlementaire ;
2) d’une coalition entre les Conservateurs et des Réformistes ;
3) d’une entente de principe avec les provinces maritimes lors de la réunion de Charlottetown ;
4) d’un accord sur 72 résolutions lors de la conférence de Québec ;
5) d’une acceptation des résolutions par l’Assemblée législative du Canada-Uni ;
6) d’un appui des autorités impériales au projet soumis.
L’alliance des Progressistes de John A. McDonald et des Réformistes de George Étienne Cartier avait abouti. Le Canada obtenait de la Grande-Bretagne une nouvelle constitution avec un gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux. Le Bas-Canada, devenu le Canada Est de la Province du Canada-Uni, renaissait sous le nom de Province de Québec. Le Haut-Canada devenait la Province de l’Ontario. Des élections devenaient nécessaires. Le « rougisme » annexionniste ou indépendantiste n’avait pas l’appui de la population. Les Conservateurs avaient gagné.
Du Parti Rouge au Parti Libéral
Devant les succès de McDonald et Cartier, les Rouges joignirent le Parti Libéral qui regroupait les Réformistes modérés opposés aux Conservateurs. Alexis Louis Demers faisait partie de ceux qui croyaient qu’il était temps de se joindre aux Libéraux et de surveiller les Conservateurs ainsi que de voir à améliorer la nouvelle constitution.
En 1867, avec la formation de la Confédération, Charles Laberge se prépare à reprendre du service comme député. Bien installé dans la ville de St. Jean, il ne compte plus se présenter dans le comté d’Iberville où il avait été député Rouge. Il projette plutôt de se porter candidat contre François Bourassa à l’élection fédérale du comté de St. Jean. L’incursion de Charles Laberge dans le gouvernement de George Brown, alors qu’il était député d’Iberville, avait créé un froid entre les deux hommes et dans plusieurs milieux Rouges. D’ailleurs, Charles Laberge avait décidé alors de quitter la politique en laissant sa place à Alexandre Dufresne, son allié de toujours. Il voyait désormais dans cette élection de 1867 l’occasion d’écarter François Bourassa de la fonction de député comme il l’avait fait dans le passé à Iberville pour la candidature d’Édouard René Demers. Il s’est donc entendu avec Alexandre Dufresne, député sortant du comté d’Iberville, pour qu’il se présente dans le même comté tant au fédéral qu’au provincial. À cette époque, le double mandat était permis. Une entente d’entraide mutuelle fut faite avec Joseph Napoléon Poulin, le Conservateur qui se présentait dans le comté de Rouville, mais qui avait gardé, de l’époque où les comtés de Rouville et d’Iberville ne faisaient qu’un, de bons contacts dans ce dernier. Joseph Napoléon Poulin y avait alors agi à titre de maire et de député. Il pourrait donner un coup de main à Alexandre Dufresne. C’était une vieille tactique, sorte d’échange de bons services entre organisateurs de partis adversaires et de comtés différents, à laquelle Charles Laberge et Joseph Napoléon Poulin n’hésitaient pas à avoir recours, ayant été tous les deux annexionnistes. On pourrait y voir un retour du triumvirat dont, en 1850, on avait fait mention dans le journal La Minerve lorsque Laberge, Dufresne et Poulin s’étaient attaqués au patriote Pierre Davignon, député et maire du comté de Rouville. Pour compléter le groupe et se présenter à l’élection provinciale dans le comté de St. Jean, Charles Laberge entraîna Félix Gabriel Marchand, qui avait épousé la cousine de sa femme en plus d’être son associé au journal Le Franco-Canadien.
La revanche
En outre, cette élection de 1867 allait aussi être l’occasion de régler des comptes entre les factions Rouges. Dans le Haut-Richelieu, elle s’annonçait comme un combat royal, une lutte sans merci entre Charles Laberge, Alexandre Dufresne et Joseph Napoléon Poulin d’une part, et François Bourassa et les candidats ayant Alexis Louis Demers comme organisateur d’autre part. L’action allait se dérouler dans les comtés de St. Jean, d’Iberville et de Rouville. Alexis Louis Demers n’avait pas digéré la défaite de son oncle Édouard René Demers comme candidat rouge. Il était l’organisateur de son oncle et, comme lui, il avait compris que celui-ci avait été défait en conséquence des manigances et fourberies du trio Laberge, Dufresne et Poulin. Il attendait le bon moment pour leur réserver « un chien de sa chienne ».
Depuis la défaite d’Édouard René Demers en 1861, le torchon brûlait chez les rouges. La pétition de Me Demers pour faire annuler l’élection d’Alexandre Dufresne avait circulé dans le Haut-Richelieu et la fraude électorale de Dufresne dans le comté d’Iberville avait été dénoncée. Durant les campagnes électorales, les grands thèmes ne sont pas toujours débattus, surtout lorsqu’il y a des luttes intestines dans un parti. François Bourassa ne fut pas surpris de la candidature de Charles Laberge contre lui. L’élection tant fédérale que provinciale déclenchée par la mise en place de la Confédération lui donna enfin l’occasion de relever le défi. Il avait l’appui de Me Demers qui s’attendait à revoir la candidature d’Alexandre Dufresne comme candidat dans Iberville. Ce serait le moment de prendre sa revanche. La stratégie pour l’élection sera mise en place par François Bourassa avec le concours de Me Demers. Ce dernier ne sera pas candidat. Alexis Louis Demers sera l’organisateur. Avec le concours de Me Édouard René Demers, il surveillera tout particulièrement l’organisation d’Alexandre Dufresne dans Iberville afin de s’assurer qu’il n’ait par recours aux manœuvres frauduleuses du passé. Me Demers connaît bien cette organisation, ayant pendant plusieurs mois analysé les fraudes commises lors de l’élection de 1861. Son neveu, Alexis Louis Demers, veillera aussi à faire sortir le vote, c’est-à-dire s’assurer que les électeurs qui leur sont favorables aillent voter. Ce dernier a quitté son poste de maire de St. George d’Henryville afin de se consacrer entièrement à l’élection.
Les candidats sont triés sur le volet. Pour se présenter contre Alexandre Dufresne au provincial dans le comté d’Iberville, on choisit Louis Molleur. Me Demers et Alexis Louis Demers connaissent bien ce dernier, autrefois professeur à L’Acadie, puis commerçant à Henryville. Il avait tenu le rôle de secrétaire-trésorier de la municipalité d’Henryville quand Alexis Louis Demers en était le maire. Par la suite, il s’était installé à Saint-Jean où il faisait des affaires. C’était un bon candidat, bien connu et apprécié du public. Il jouissait également de l’appui entier de François Bourassa, qu’il connaissait depuis des années.
Contre la candidature d’Alexandre Dufresne au fédéral, on convaincra François Béchard fils, maire de St. Grégoire, de se présenter. Il est aussi d’une famille de Patriotes originaires de L’Acadie. C’est un allié naturel de François Bourassa et du notaire Demers. Aux votes du sud et du centre du comté d’Iberville, recueillis par les Demers et Bourassa, il va apporter ceux du nord.
Comme candidat contre Félix-Gabriel Marchand dans le comté de St. Jean, on recrute Isaïe Bissonnette, membre d’une famille de Patriotes de L’Acadie. Cultivateur prospère, il fut jadis commissaire d’école et président de la Société d’Agriculture du comté. Il forcera Marchand à s’occuper de son élection, chose que l’on souhaite. Pour lutter contre Joseph Napoléon Poulin dans le comté de Rouville, on recrute Guillaume Cheval dit St. Jacques, marchand général prospère, maire de la municipalité Mont St. Hilaire et président de la commission scolaire. Il connaît bien Napoléon Bourassa, le frère de François, lequel a épousé une des filles de son oncle, Louis-Joseph Papineau. C’est un candidat important qui forcera le conservateur Joseph Napoléon Poulin à se battre dans son comté et à délaisser Iberville et Alexandre Dufresne. Une formule gagnante pour une chicane de Rouges.