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- Chronique littéraire d'Armandie -

Éclats de mémoire

Le récit de guerre de Jacques Nadeau
Christian Guay-Poliquin

Jacques Nadeau, lors d’une commémoration à Dieppe, peu avant son décès

 J’ai connu Jacques Nadeau alors que j’étais enfant. À l’époque, je me faisais garder par sa bru, qui habitait sur le chemin Dutch. Je me rappelle de Monsieur Nadeau comme d’un homme souriant mais taciturne. Je me souviens aussi que mon jeune camarade me disait que son grand-père avait connu la guerre et qu’il avait été fait prisonnier. Bien cela ait suscité en moi une foule de questions, il me paraissait alors déplacé d’aborder le sujet. L’expérience de la guerre imposait le respect, et donc le silence.

Plusieurs années plus tard, au volant de ma voiture, j’écoutais une émission spéciale sur les vétérans de la Seconde Guerre. Un vieil homme y racontait, avec emphase et moult détails, les aléas de son aventure dans une Europe alors ravagée par une succession d’occupations militaires. À la fin de ce témoignage, j’ai compris que cet homme qui se livrait de manière à la fois crue et sensible était Jacques Nadeau, le grand-père de mon ami. Quelque part entre l’impression que je m’étais faite de cet homme et la réalité, le silence avait été brisé.

L’inclassable penseur Walter Benjamin a remarqué en ce sens qu’à l’Armistice de 1918 « les gens revenaient muets du front, non pas enrichis mais appauvris en expérience communicable ». Comme si la guerre moderne, à cause de son ampleur, de ses méthodes et de ses horreurs inédites, n’était plus en mesure de susciter de récits épiques. Plus encore, comme si elle ne laissait derrière elle que des regards vides et des bouches closes. Raconter la guerre, depuis le 20e siècle, revient ainsi à une capacité de narrer l’indescriptible…

Et c’est ce que parvient à faire Jacques Nadeau en se livrant à Martin Chaput, qui publiera ensuite Dieppe, ma prison. Récit de guerre de Jacques Nadeau. * En fait, cette histoire, précise l’auteur en avant-propos, ne fait pas l’apologie de la guerre ou d’une nouvelle version du héros à l’américaine, c’est plutôt « le récit d’un homme ordinaire qui, à l’instar de milliers d’autres, […] était loin de se douter dans quelle aventure il s’embarquait ».

En effet, désireux de « voir du pays » en s’enrôlant avec les Fusiliers Mont-Royal, le jeune homme vit son existence basculer sous ses yeux le 19 août 1942, lors du tragique débarquement de Dieppe. Survivant miraculé de la plage où la majorité de ses compatriotes ont péri sous le feu ennemi, Jacques Nadeau est fait prisonnier. Il ne remettra de nouveau les pieds au pays que 4 ans et 3 mois plus tard, après bien des péripéties. Il y épousera alors celle avec qui il a correspondu tout ce temps et qui, lettre après lettre, lui donnait le courage de survivre.

À la fois intelligent, aventureux et têtu, Jacques Nadeau a toujours trouvé moyen de défier et de contourner ses geôliers, et de leur échapper. Échange de cigarettes, d’informations, d’identités, ruses de toutes sortes, tout cela faisait partie d’un plan d’évasion. Ainsi, à plusieurs reprises, il a tenté de retrouver sa liberté, risquant à chaque fois d’y laisser sa peau. S’il peut paraître téméraire à bien des égards, Jacques Nadeau n’en est pas moins chanceux. Tour à tour, ses tentatives se sont soldées par un échec, mais sa ténacité et sa franchise lui ont ironiquement permis de gagner le respect de ses geôliers.

Si, à travers ce récit, Jacques Nadeau s’efforce de rester fidèle à ses compagnons et amis morts au combat, il tâche aussi de se rappeler les gestes d’humanité de ses ennemis d’alors. Il met ainsi en lumière le clivage entre les abstractions aux noms desquelles les soldats prennent les armes et la réalité de la guerre vue de l’intérieur, c’est-à-dire entre des adversaires qui ne peuvent que constater à quel point ils sont semblables.

Le dénouement du récit nous rappelle par ailleurs à quel point une guerre ne se termine jamais simplement. Le jeune combattant qu’il était fut profondément marqué par les atrocités qui se sont perpétuées au-delà de la libération. Témoin de la misère et des souffrances du peuple allemand, il doit également sa vie à une solidarité populaire qui dépasse les allégeances nationales. Après une percée importante de l’Armée Rouge, il a été mis en garde par un de ses gardiens : « L’armée allemande est à la veille de faire une contre-attaque, et si elle réussit, vous allez être pris entre les deux et je ne donne pas cher de votre peau… » C’est alors que commencèrent les longues pérégrinations du retour à rebours du front russe qui gagnait progressivement l’est de l’Allemagne. « C’est ainsi que notre chemin vers la liberté était jonché de cadavres » remarque-t-il tristement.

*Martin Chaput, Dieppe, ma prison, Récit de guerre de Jacques Nadeau, Montréal, Éditions Athéna, 2008, 142 p.

Le récit de Jacques Nadeau évoque sans détour la dureté du monde d’alors, qu’il s’agisse des conséquences de la crise de 1929, de notre côté de l’Atlantique, ou des affres de la guerre, sur le vieux continent. Bien sûr, ce monde peut sembler complètement étranger aux yeux de nos contemporains. Néanmoins, il est important de rappeler qu’il est surtout question d’un monde dont nous sommes définitivement les héritiers. Et, qu’on le veuille ou non, l’actuelle menace de grands retours en arrière est là pour nous le rappeler…

Ouvrage de mémoire qui n’est pas sans rappeler la dernière bande dessinée de Guy Delisle, S’enfuir, Récit d’un otage, l’histoire de Jacques Nadeau est le témoignage d’un vétéran bien de chez nous qui a su, durant cette période sombre de l’histoire, rester attentif à la bonté des êtres plutôt qu’aux horreurs de la guerre. Monsieur Nadeau nous a quittés en 2017, à l’âge de 95 ans.

 

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