Nous reprenons ici la chaîne d’artistes interrompue depuis un an, après qu’elle eut agrémenté nos pages de 2007 à 2016. Au total près de 50 artistes de la région se sont ainsi relayés y allant chacun de leur invité : peintres, sculpteurs, céramistes, musiciens, cinéastes, écrivains, ébénistes, poètes et autres artistes ou artisans. Nos remerciements à François Charbonneau pour avoir remis le ballon au jeu !
Résidente de Dunham depuis 2011, Maguy Carpentier a été conseillère municipale de 2013 à 2017, s’employant, entre autres dossiers, à mettre en valeur le dynamisme culturel de la municipalité
Interrogée lors d’une exposition qui s’est tenue à Dunham, Maguy déclare : « Ma démarche thématique sur la réminiscence entretient un lien étroit avec les principes de la commémoration et propose de revisiter l’usage que nous faisons des vestiges du passé, en récupérant les images empruntées à une histoire. En redonnant vie aux cellules familiales qui le composent et en les agençant de nouveau, se créent de nouvelles rencontres, mais aussi des points de friction entre différentes strates temporelles et différents contextes culturels et historiques. »
Laissons ici la parole à l’artiste française Delphine Bailly, qui a bien connu Maguy, et qui nous parle de sa démarche artistique.
Maguy Carpentier ou le devoir de mémoire
Certains artistes bâtissent une œuvre, laquelle prend rapidement une dimension qui s’impose. Ce sont des artistes « solo » ; ils ont du souffle et le tempérament solidement accroché pour dire ce qui se murmure ou ne se dit pas le plus souvent. Pour prendre ce risque-là.
Depuis 2003, Maguy Carpentier explore et interroge un arbre généalogique, le sien, qui est aussi celui du Québec des années 1940 et 1950. Elle creuse les racines d’une mémoire défaillante et, à partir de photos de famille, repère, interprète des postures – ou impostures – en donnant à voir ce que l’on aura cru pouvoir taire en « prenant la pose ». Elle exorcise ainsi les secrets d’un album de famille et rétablit la lumière sur les pans d’ombre de son histoire en donnant corps à ses fantômes personnels, mais également à tous ces fantômes qui nous hantent lorsque nous nous contentons d’un rapport amnésique à l’histoire qui est la nôtre. En faisant le deuil des violences subies et, avant tout, des silences imposés, l’artiste peintre entend rétablir une communication nécessaire avec les morts et les vivants ; et sa démarche lui tient lieu de prière. Son travail est de l’ordre de la nécessité et relève sans doute de « l’urgence agnostique » ; il est le fait d’une maturité intellectuelle et esthétique certaine.
Maguy Carpentier pose les fondements d’un langage pictural qui notamment ne s’embarrasse pas des « versions entendues » et nous livre son interprétation des récits de famille sans craindre de dénouer les nœuds du langage : en palliant à une carence de paroles. Tout en prenant la mesure exacte de son histoire familiale, elle se dote d’une langue et d’une grammaire des formes rigoureuse et inventive afin de témoigner d’une mémoire de l’intime. Dans cette quête d’un langage, elle confronte ses manques en prenant le risque de laisser affleurer des formes nouvelles et des procédés mixtes. N’empruntant à aucun vocabulaire pictural existant, elle expérimente, travaille sans relâche, d’une manière sérielle, de sorte que son œuvre trouve à se réaliser presque « sans elle », d’une manière subconsciente qui permet à sa sensibilité profonde d’émerger et de s’affirmer.
Maguy Carpentier comprend que son rapport à la mort, désormais apprivoisé et plus serein, lui permet de poser les fondements de son œuvre. « Je suis maintenant décidé(e) à devenir peintre » aurait-elle pu écrire à l’instar de l’artiste norvégien Edward Munch, que les tragédies de l’enfance et les morts répétées de parents proches ont durablement inspiré et dont les thématiques et le style précurseur de l’expressionnisme rejoignent la démarche de la peintre canadienne. Elle rassemble dès lors un substrat de mots tels que « réminiscence, souvenir, descendance, filiation, rapport, temporalité, subconscient, lien, réseau, transmission, famille, commémoration » qui forment le champ syntaxique sur lequel elle appuiera sa réflexion, ses méditations et finalement ses explorations plastiques. Puis, elle se met « à l’œuvre » afin d’épuiser son sujet, car tel est l’enjeu de ce travail de deuil.
La ponctuation occupe une place importante dans le langage pictural de Maguy Carpentier et la respiration possède ses codes d’écriture également. Quelques figures emblématiques se détachent de l’ensemble de son œuvre, parmi lesquels une grand-mère féministe et héroïsée, dont la silhouette se démultiplie ou se réduit plus simplement à trois points de suspension comme l’expression d’une pensée restée en suspens ou la marque d’une émotion plus vive. L’artiste n’en cherche pas moins à forcer une ouverture vers la vie.
En déclinant le thème du souvenir, de la mémoire et de l’inconscient, le travail de Maguy Carpentier se veut proche de l’héritage de la psychanalyse ; ce faisant, il opère une prise en charge nécessaire d’un langage symbolique que l’artiste renouvelle et revivifie en imposant son répertoire d’éléments personnels et de formes nouvelles. Maguy Carpentier établit les fondements d’un langage pictural qui lui permet d’exprimer la douleur et de formuler l’indicible. Fascinée par le sentiment du « déjà vu », l’artiste dira finalement chercher à « aborder un espace intérieur composé de fragments d’ombre et de lumière et ouvrir une porte vers la réminiscence et ces souvenirs que l’on croit oubliés, mais qui sont trop présents pour permettre que l’on en prenne conscience ».