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- Conte de Noël -

Noel au bon endroit

Noël au bon endroit
Marie Normandin

« Il foisait un été… »

«  Tu parles à l’envers, grand-mère ! » s’exclama la fillette en caressant la main plissée de son aïeule.

« Laisse-moi raconter, mon ange, répondit la grand-mère, et tu verras pourquoi mon histoire ne peut pas commencer par “il était une fois”.

« Donc il foisait un été… un temps d’été de ce temps-là, dans un royaume si vaste et si beau qu’on y venait de partout pour récolter les fruits, chasser le gibier, faire la traite des fourrures et surtout, naviguer sur le grand lac doré. On y venait aussi pour rencontrer des gens heureux –  c’est du moins ce que croyaient les gens du royaume qui débordaient de bonheur en voyant les visiteurs arriver chaque été. »

« C’était dans le temps où tu étais reine, grand-mère ? » demanda sa petite-fille en tirant doucement quelques mèches du chignon de la vielle femme.

« Oui, ma princesse… en ce temps où j’étais reine… en ce temps où chaque été, on voyait poindre à l’horizon de l’immense lac doré, le mât d’un premier navire, puis celui d’un  second, et ceux de toute une flotte. On les avait attendus ces navires ! Durant tout l’hiver, on les avait espérés. Et l’hiver était long en ce temps, long et froid. Alors quand revenait l’été, avec ses bateaux, nous étions vraiment heureux de la chaleur qu’ils annonçaient. Ton grand-père, tu sais… »

« Je sais, interrompit la fillette en tressant entre ses doigts trois fines mèches de cheveux blancs. Mon grand-père était capitaine du plus beau navire ! »

« Et, fort heureusement, il était amoureux de la reine. En l’occurrence, de moi, reprit la grand-mère. Comme j’étais en âge de me choisir un époux, je lui proposai de s’unir à moi, ce qu’il accepta sans hésiter. Évidemment, je savais qu’au dernier jour d’été, il repartirait vers son pays lointain, mais je savais aussi qu’il me reviendrait l’été suivant. C’est ainsi que cet hiver-là, quand je sentis grandir en moi une vie nouvelle, je fus remplie de joie. Et lorsque mon capitaine réaccosta le 24 juin suivant, je l’accueillis au quai avec une petite fille dans les bras. »

« C’était ma mère », pensa tout haut l’enfant, les doigts plongés dans la chevelure de la conteuse.

« Elle venait tout juste de naître. Dès qu’il nous vit, mon capitaine courut vers nous, le cœur palpitant si fort qu’on le voyait battre jusque sur sa gorge. Il nous prit dans ses bras, nous promettant trésors et royaumes ! Mais comme j’étais reine, que pouvait-il m’offrir que ne je possédais déjà, pensa-t-il. Il considéra et reconsidéra la question durant tout l’été, pesant, soupesant des multitudes de réponses toutes insatisfaisantes à ses yeux. Quand les feuilles se mirent à rougir puis à tomber des arbres – ce qu’il n’avait encore jamais vu car l’automne n’existait pas dans son pays –, il s’inquiéta, craignant que cela soit signe de malheur.

Puis quand les froids saisirent les eaux du grand lac doré, il devint de plus en plus tourmenté. C’est que mon capitaine adoré se sentait responsable de ces phénomènes étranges ! Il se croyait à l’origine des bouleversements de saisons, de la froidure et du gel.

Ailleurs dans le royaume, tout le monde était plutôt heureux, absorbé par les préparatifs de Noël. On voulait faire de cette fête un événement inoubliable en l’honneur de nos visiteurs qui, pour la première fois, la célébraient avec nous. J’étais moi-même tellement affairée que je ne m’aperçus de rien avant le matin. Ce sont les cris d’une passante affolée qui m’alertèrent : « Disparu ! Ils ont disparu !” »

« Disparus, les navires ? » coupa la fillette en échevelant nerveusement de nouvelles mèches sur la tête de sa grand-mère..

« Et disparues les glaces sur le grand lac doré, rajouta la grand-mère. Il ne restait que les vagues qui venaient se jeter sur le quai, comme en plein été. Disparu, mon capitaine. De peur que le royaume ne gèle, de peur que sa fille et sa reine ne souffrent du manque de chaleur, il avait conçu – à notre insu – ce projet renversant de nous offrir en cadeau un royaume sans hiver, emportant avec lui le froid et les glaces. Disparu, l’hiver. Terrible revers ! Nous n’allions tout de même pas célébrer Noël en plein été, même un 24 décembre ! Tout était à l’envers ! Moi y compris.

« Jour après jour, je me rendais au quai, pour attendre le retour des navires – et de mon capitaine. Jour après jour, l’été se perpétuait en éternité. Un été à foison, comme on le nommait en ce temps-là, un été qui foisait, comme si le temps s’était arrêté là, au bord du grand lac dégelé. Jusqu’à ce que… un beau matin… alors que je n’attendais plus rien ou presque… je vis apparaître… »

« Le Grand Bateau blanc, grand-mère ? » s’enquit sa petite-fille qui lui tortillait les nattes à moitié détressées.

« Oui, le Grand Bateau blanc… tel un glacier au milieu de l’océan, glissant sur l’eau sans bruit, sans vague. Cristallisant le grand lac doré à mesure qu’il s’avançait vers moi. Inversant à nouveau les saisons. Faisant rebasculer le royaume à l’endroit, comme il se devait. C’était l’été et ce fut l’hiver. Le froid reprit ses droits et la chaleur revint au cœur de tous ceux qui avaient tant attendu, tant de fois espéré que l’été ne foise plus.  »

« Et Noël, grand-mère ? Est-ce que Noël se retrouva aussi à l’endroit ? » demanda la fillette en tentant sans succès de renouer le chignon de sa grand-mère.

« Oui, Noël se retrouva à l’endroit, au bon endroit, ici, au bord du grand lac doré, regelé. »

À cet instant précis, ni la fillette, ni la grand-mère ne virent passer au large cette espèce de grand bateau blanc aux allures fantomatiques.

Mais toutes deux entendirent comme un chuchotement vague qui leur murmurait à l’oreille : « Je vous aime à l’envers ! Je vous aime à l’endroit ! Joyeux Noël armandois, quel que soit l’envers ou l’endroit où vous choisissez d’être ! »