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Gregory Keith

Danielle Dansereau

Gregory Keith  (Photo : Danielle Dansereau)

J’ai connu Gregory Keith au milieu des années 70. Nouvellement venu d’Ontario, il ne parlait pas un mot de français et je ne parlais pas anglais. Il avait fondé une poterie adjacente à sa résidence du 869, chemin Saint-Armand (c’est la maison qui est devenue par la suite le restaurant La Licorne bleue et qui est maintenant la résidence du rédacteur en chef de ce journal et de sa compagne).

Sous ses mains, l’argile semblait prendre d’elle-même les formes rondes et réjouissantes de contenants variés. Ça semblait si facile de le voir tourner ses pots que c’était tentant d’essayer. Personnellement je n’ai jamais dépassé le stade de la première leçon : centrer la motte d’argile. Loin d’être docile, elle s’affole quand on ne lui impose pas toute sa force intérieure, quand on n’est pas soi-même éminemment centré. À l’époque, Greg créait des pièces utilitaires en grès avec une glaçure de couleur pâle et son coup de pinceau bleu cobalt était sa signature. Avec les années, il est passé du grès à la faïence, qui lui a permis d’utiliser une palette de couleurs plus variée de tons pastel. Puis il est passé de la poterie fonctionnelle à la sculpture, tout naturellement, comme on part en cavale.

Partons avec lui.

Né à Toronto en 1947, Greg aime déjà l’aventure quand il est tout jeune. Alertée par des voisins, sa mère a dû aller le chercher à plusieurs coins de rue de la maison alors qu’il avait deux ans et demi et qu’elle le croyait couché pour sa sieste. C’est un enfant curieux, mais les rituels scolaires l’ennuient et il quitte l’école pour le marché du travail dès la fin du secondaire. Et surtout, il se joint à trois amis pour former le groupe musical Easy Riders. Ils interprètent du blues, du folk et des succès rock de l’époque. En 1970, il laisse le pays et son travail de régisseur de plateau pour visiter l’Europe avec sa compagne. Voyage d’un an qui les mènera en Grèce, en Autriche, en Yougoslavie, puis aux Cotswolds Hills, en Angleterre. Il y rencontre un maître-potier et devient son apprenti. Il revient au pays et s’installe à Saint-Armand en 1974 où il crée l’atelier de poterie mentionné plus haut et construit un four de taille imposante. C’est la naissance de sa fille Amy. Il est très habile de ses mains et se débrouille pour fabriquer les pièces d’équipement ou les outils dont il a besoin. Il continue à jouer de la guitare et compose des chansons. En 1978, il collabore à la construction de la poterie de Pigeon Hill où il déménage momentanément sa production. Parallèlement, il s’intéresse au langage du corps et s’inscrit à un atelier de mime corporel sous la direction de Jean Asselin de la compagnie « Mime Omnibus ». Il déménage à Frelighsburg en 1979. Cette période correspond au début de ses explorations sculpturales en céramique, métal, fibre de verre et matériaux divers. Il est autodidacte, apprend les techniques de moulage. Il participe à plusieurs expositions de groupe, mais en 1982 il expose ses sculptures en solo à la Galerie Suzèle Carle. La réception de la critique et du public est encourageante. En 1984, il est boursier du ministère des Affaires culturelles et, en 1985, il suit un cours de technique de sculpture en béton au Cégep de Limoilou. Il s’inscrit également à un cours de soudure à Cowansville. Depuis il a exposé douze fois en solo et participé à une douzaine d’expositions de groupe, au Québec, en Ontario et au Japon. Plusieurs de ses œuvres font partie de la collection permanente du Musée des Beaux-arts de Sherbrooke, d’autres sont chez des collectionneurs privés et il a une pièce – Le Prisonnier, dédiée « aux opprimés qui relèvent la tête » –  exposée depuis 1984 à la Bibliothèque des Sciences juridiques de l’UQÀM. En 2001, il reçoit le prix du public du Musée des beaux-arts de Sherbrooke dans le cadre du premier Salon de printemps.

Dans ses toutes premières sculptures, de minuscules personnages émergent d’une pyramide, grimpent et redescendent, ou  apparaissent ici et là à la surface d’une sphère trouée qui rappelle la boule sur laquelle on vit. Puis il crée des personnages hybrides, des êtres condamnés à des corps issus de rebuts métalliques trouvés dans des « cours à scraps », mais aux têtes, bras, mains ou jambes et pieds humains. Des évocations puissantes et dérangeantes de l’incarnation de l’homme dans l’univers matériel. Parfois prisonnier, parfois tentant de s’en libérer. Des assemblages libres de corps classiques dont le tronc et la tête prennent de façon curieusement convaincante la forme d’une main expressive, s’offrant, accusant, se révoltant.  Des témoins aux visages ravagés, troués, décomposés. Des demi-têtes habitées de personnages ou d’objets hétéroclites, de villes, de machines à écrire, de personnages qui courent, plongent, nagent ou percent des murs de briques. Toujours des émotions en trois dimensions, comme la série intitulée Arboretum, des personnages sculptés à même des troncs d’arbres morts ou de racines inversées, carcans rudes et contraignants abritant une tendresse inouïe. Puis, comme un tournant dans son inspiration : une série de grandes sculptures aériennes et colorées, des nageurs et des plongeurs, grandeur nature, suspendus à des supports métalliques. Il les place à l’extérieur, dans le jardin de sa résidence de Frelighsburg. À cette époque, il fait plusieurs allers-retours à Toronto pour être au chevet de son père qui se meurt. Les temps sont durs. Ces absences l’obligent à annuler une exposition solo prévue à Sherbrooke. Il y renonce sans hésitation même s’il a vraiment besoin des revenus escomptés. Durant l’une de ces absences, un automobiliste passe par hasard devant son jardin de sculptures. Il a un coup de cœur et achète l’ensemble des œuvres.

Ses sculptures les plus récentes sont des créatures de plus en plus animales et tout aussi imaginaires, hybrides d’oiseaux, de reptiles, d’éléments équins. La toute dernière œuvre, Ornithocycle, est un flamant jaune hyperréaliste, parfaitement intégré au corps d’un vieux vélo Peugeot, en plein écrasement, comme juste après un accident de la route.

Pour Greg, la sculpture est une expérience avant tout sensuelle et non intellectuelle. Un chemin de connaissance révélé par la matière. « One of the most intimate thing you can do is to sculpt something. You learn everything when you have to create in three dimensions. I sculpt to get closer. To teach myself. To really know a subject ». Pour lui, le concept naît dans un deuxième temps, il émerge de l’œuvre qui le dévoile.

Et les prochaines œuvres ? Greg me répond qu’il est habité en ce moment par ce qu’il appelle les « ornithological emergencies », une aile qui essaie d’éviter une branche, la courbure du corps d’un oiseau de proie qui plonge dans une forêt à toute vitesse. Il a gardé de longs mois dans son congélateur des oiseaux trouvés morts pour en étudier la morphologie et les expressions. Il continue à collectionner des objets qui seront peut-être un jour intégrés dans de futures œuvres. Mais sa passion la plus récente est la navigation. À bord d’un vieux voilier acquis en 1998 et qui exige dévotion, créativité et tout son talent de troubleshooter, il a traversé l’Atlantique jusqu’en Europe en 2004, en équipage réduit, puis retraversé de l’Afrique aux Antilles en 2005. Entre deux navigations, il continue à travailler à son atelier, à sculpter son jardin, à chanter et à jouer de la guitare avec le George Hall Glee Club.

Ah oui, j’ai oublié de dire qu’il était devenu parfaitement bilingue, assez pour créer toutes sortes de jeux de mots humoristiques comme celui-ci que je lui ai déjà emprunté : « Les trous noirs sont troublants ».

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