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De Tintin à Oranh Namuk…

François Renaud

Photos : Monique Dupuis – Jean-Marie Glorieux

De six à dix ans, j’ai vécu mon cycle d’études primaires au pensionnat. Le rythme de l’année scolaire était simpliste : entrée en septembre, visites dans la famille à la Toussaint, Noël et Pâques ; sortie en juin pour les grandes vacances. Dans ces conditions émotionnelles un peu difficiles pour un enfant, il y avait peu de refuges pour échapper à la tristesse de l’ennui et à l’autorité tatillonne des bonnes sœurs : la patinoire, l’hiver, l’atelier de bricolage deux fois par semaine et, le reste du temps, la lecture. J’ai joué au hockey jusqu’à l’âge de 40 ans, je suis toujours un habile bricoleur, mais aujourd’hui je peux dire sans hésiter que c’est la lecture qui m’aura vraiment sauvé la vie.

Pour supporter le sevrage de la douce présence maternelle, pour échapper à l’ambiance carcérale du pensionnat, pour faire passer la cuisine insipide de la cafétéria, je pouvais compter sur quelques amis fidèles qui, eux, m’entraînaient dans un monde imaginaire où je triomphais de l’Ombre jaune, visitais l’Afrique et l’Orient, Bruxelles, Paris ou Chicago, et partageais les expériences culinaires exotiques du marsupilami. Tintin, Spirou, les livres des éditions Marabout, mon Missel, Bob Morane, la Vie des Saints, name it… J’ai lu tout ce qui me tombait sous la main. Plutôt trois fois qu’une, et d’un couvert à l’autre.

Durant l’été, je passais invariablement quelques semaines chez ma tante Laurette, une exquise célibataire qui  avait la manie de ne rien jeter de ce qui était imprimé. Ses tables de chevet étaient constituées de piles de journaux et elle avait une collection impressionnante  de Sélection du Reader’s Digest, empilés le long des murs du salon. Comme j’avais l’habitude de me réveiller à l’aurore, je paressais dans mon grand divan-lit, un exemplaire du Sélection à la main. J’avais le temps d’en dévorer les trois-quarts avant que mon cousin Guy ne vienne me chercher pour aller jouer dans la ruelle. Après le souper, comme il  n’y avait pas de télé chez Laurette, je retournais à ma lecture. En moyenne, je devais lire quatre ou cinq Sélection par semaine, sans sauter une seule page.

Avec le recul, je me  rends compte que cette période de lecture en vrac, sans plan ni guide pédagogique, a joué un rôle crucial dans ma jeune vie. Elle m’a, en quelque sorte, servi de gymnase, de salle de poids et haltères, pour développer ma musculature de lecteur. Plus tard, quand j’ai attaqué mon cours classique, aucun livre ne m’a jamais fait peur, au contraire. Rendu en philo, à part être le capitaine de mon équipe de football, mon autre rôle auprès de certains de mes confrères constituait à leur fournir, moyennant rémunération bien sûr, le résumé des œuvres d’Homère, Zola, B a l z a c , Flaubert, Stendhal, H u g o , D u m a s , ces lectures obligatoire s que nous imposaient ces excellents Jésuites du Collège Sainte-Marie.Jeune adulte, je me suis passionné pour la photographie et, comme il n’y avait encore pas d’école professionnelle à Montréal, une fois de plus, c’est grâce à la lecture que j’ai réussi, en autodidacte, à percer les arcanes d’une pratique artistique captivante qui allait être au centre de ma vie durant vingt ans. Au fil de ces années et des vingt suivantes, Sénèque, Montaigne, Camus, un peu Sartre, Alberoni, Comte-Sponville, Épictète m’ont momentanément donné l’illusion de comprendre la vie et aidé, un peu à la manière d’un placebo, à en supporter plusieurs moments difficiles. En  parallèle, Ovide, Villon, Louise Labé, Baudelaire, Rimbaud, Sade, Claire Martin, Céline, Jean Passe et Des Meilleurs m’ont tour à tour appris à me méfier des humains et à aimer un peu mieux les humaines. Quelques-uns  m’ont même aidé, sans le savoir, à vivre quelques belles amours avec de superbes femelles [sic], certaines séduites par ma plume et quelques phrases magiques volées à ces sorciers du verbe.

Aujourd’hui, alors que je viens d’attaquer le dernier droit de ma vie et que je devine que le drapeau à damier n’est plus bien loin, la lecture est toujours ma plus fidèle compagne et certainement le meilleur exercice pour maintenir ma tension artérielle autour de 120/80. Maintenant, ma bibliothèque ressemble à la grande table de notre maison de campagne autour de laquelle les copains débarquent à l’improviste. Chacun y pose, dans le désordre, quiche, pissaladière, spanakopita, feuilles de vignes, falafels, un truc asiatique, une pointe de chèvre, une tarte aux pommes ou une mousse à la mangue. En mûrissant, j’en suis venu à préférer une variété de plats savoureux et plus légers aux bons gros gigots bien juteux, mais parfois indigestes. Au fond du jardin, les Flaubert, Proust, Giono, Mauriac, Sartre, discutent entre eux et ne participent plus aux agapes depuis un bon moment. Il y a bien Camus qui a apporté un truc l’autre jour, à l’occasion d’un anniversaire, mais il se fait rare. Hemingway aussi, avec qui j’aimais bien tordre une bouteille de bon scotch jusqu’aux petites heures du matin. Il y a longtemps que je n’ai pas revu Cohen, Yourcenar, Anne Hébert, Kundera, qui étaient pourtant des visiteurs fidèles et savaient cuisiner divinement. Une paire de matins par semaine, il y a le Foglia qui vient s’étaler sur la petite table du jardin. Depuis trente ans que je déjeune régulièrement avec lui, j’ai appris, même s’il s’amuse à faire le bougon, que c’est un type vraiment bien. De temps en temps, mine de rien derrière ses lunettes rondes, il pose sur la table des réflexions savoureuses comme des croissants au beurre.

J’ignore comment ça s’est installé, mais, ces dernières années, je donne dans les nouvelles fréquentations. Au cours de l’année dernière, par exemple, j’ai eu droit à la visite régulière de Yasmina Kadra, E. E. Schmitt et Philippe Claudel. Cormak McCarthy m’a été présenté par ma fille aînée et Masuji Ibuse par un type de La Presse. Mon amie Francine est arrivée l’autre jour en tenant Sue Hubble et Barbara Kingsolver par la main. Ma compagne, elle, a invité Muriel Barbery et Anna Gavalda. Lors d’une visite impromptue de nos amis Renaud-Bray, Claude Lanzman m’est littéralement tombé dans les bras. Il y a même un turc, Oranh Pamuk, égaré sur une route du voisinage qui est arrivé par hasard, à pied et en sandales, habillé tout en rouge, et qui a posé sur la table un feuilleté bizarre à saveur orientale. Un pur délice.

Avec l’âge, je ne planifie plus mes invitations à l’avance. Je préfère laisser au hasard le soin de s’occuper du plan de table. Bien sûr, j’aimerais bien retrouver ce plaisir que j’avais à rigoler en compagnie de Frédéric Dart et j’ai une petite nostalgie du cynisme de Romain Gary et de la plume de son alter ego. Il y a des jours où j’aimerais bien que Zweig ou Kafka débarquent par surprise avec leurs bizarres de galettes grises, pourtant si nourrissantes. Mais j’ai appris qu’on ne force pas les gens à s’asseoir à table. Sans compter qu’il y en a dont la réputation les précède, mais qui apportent des trucs franchement indigestes. Là aussi, j’ai appris. C’est permis de prendre une ou deux bouchées, puis de laisser discrètement le reste dans l’assiette avant de l’oublier sur une tablette de la bibliothèque. Faut toujours respecter ceux qui font l’effort de cuisiner, même si ce n’est pas au point. On ne crache pas dans la soupe, surtout lorsqu’on sait à peine soi-même faire décemment bouillir l’eau pour le thé.

Si je me donne la peine de raconter tout ça, c’est simplement que je voudrais dire aux « petits jeunes » qui en arrachent avec la lecture : lâchez pas, lisez ! Lisez n’importe quoi, mais lisez. Ça peut paraître absurde. Comme de monter un escalier qui ne mène nulle part, pelleter du gravier ou charrier des poches de ciment pour rien. Mais, sans vous en apercevoir, vous fortifiez les muscles de votre cerveau. Un jour, vous découvrirez que vous pouvez vous évader, voyager, faire le tour du monde et d’une ou deux jolies vallées de l’Amour, en pédalant sur un vélo stationnaire. Voyageurs immobiles, comme Pierre MacOrlan.

Un dernier petit conseil. Il est de Boris Vian, ce grand snob qui venait de passer l’automne à Pékin  : tournez la télé vers le mur, de ce côté-là, c’est passionnant !

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