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HISTOIRE D’UNE CRÉATION

Hodekestra à Frelighsburg
Jean-Simon Voghel

 

Hodekestra est un collectif artistique d’improvisation qui se veut un laboratoire de découverte pour les participants. Tous sont invités à se joindre au groupe et, bien qu’il soit composé majoritairement de musiciens, toutes les formes d’expression ont leur place en son sein. Il en résulte un riche contexte de création pour n’importe qui ayant le désir de s’adonner à l’improvisation.

Au début d’une performance, il n’y a rien. Même pas d’entrée en matière. Les contours sont flous, indéfinissables, les formes sont hors de notre portée et rien ne nous permet d’en comprendre le sens. L’espace est encore vide, à nous de le remplir. Des éléments s’ajoutent, vulnérables, épars, et c’est aux protagonistes d’agencer, d’établir des connexions. Le commencement est toujours la fin. Du moins, la fin de ce qui a suivi. En suspension dans l’espace entre deux temps, la fièvre du moment. Le jeu de liaison entre ce qui suit et ce qui vient. Quelle est mon attitude dans ce seul instant ? Quelle est ma place dans ce qui m’entoure ? Avec ces questions vient l’apprentissage. C’est-à-dire agir avec humilité et avec l’intention de faire des découvertes, de se laisser guider par elles et de s’autoriser à grandir avec elles. Tout est à construire et n’attend que vous pour mettre la main à la pâte. L’apprentissage constant de l’écoute des autres et de la remise en question de son propre rôle est à portée de chacun.

Quand Hodekestra s’active, la simplicité du début se complexifie, et de cette complexité émerge une diversité de propositions et des associations d’idées inédites. C’est la force de Hodekestra : brasser les cartes pour offrir un jeu hors des normes d’une société compartimentée et sclérosée. D’un côté, il y a les artistes doués pour la création et de l’autre, il y a le peuple passif ; puis il y a l’industrie culturelle qui orchestre le tout. Celle-ci prend soin de mettre une estrade et un jeu de lumière pour s’assurer de bien marquer la différence entre les artistes et le public afin d’inscrire cette différence dans l’imaginaire des uns et des autres. Le protocole du spectacle ainsi normé a pour effet d’empêcher le commun des mortels d’accéder à l’art : on présente l’artiste qui entre en scène sous les applaudissements, on l’applaudit entre les chansons, on le complimente sur son talent, on admire sa vie, on lui voue un culte. Ainsi, chacun s’en tient à son rôle : l’artiste performe et hypnotise, le public béat consomme et applaudit tandis que l’industrie conserve son monopole sur la forme de l’offre artistique.

À contre-courant, Hodekestra n’est pas un spectacle. Le collectif n’est pas là pour faire plaisir aux spectateurs, ni pour perpétuer les valeurs de l’industrie, mais plutôt pour inviter les gens à reprendre le rôle d’acteur (dans le sens de celui qui est en action) dont ils sont aliénés par la culture du spectacle. Devant une société qui valorise le divertissement festif et le tourisme culturel, Hodekestra oppose le sérieux de sa démarche et son désir de sortir les individus d’un rôle de consommateur d’art et de culture. L’objectif n’est pas d’obtenir un produit culturel marchand qui attire les touristes et flatte les citoyens consommateurs dans le bon sens du poil. La démarche de Hodekestra s’attarde peu au résultat, au produit fini, qui est seulement une conséquence de la création. Elle valorise plutôt l’importance d’un processus individuel de réappropriation d’un pouvoir créatif qui résonne ensuite en sympathie sur les autres participants.

En s’impliquant dans ce processus, on s’affranchit de la domination culturelle normative de l’industrie artistique. Il n’est plus question de se placer en victime et de se plaindre : « j’aurais voulu être un artiste, mais je n’ai pas de talent ». Ici, la ligne est brisée, il suffit d’avoir le courage de la franchir et l’équation n’est pas plus complexe que ceci : vous avez une voix, vous pouvez chanter, vous avez un souffle, vous pouvez fluter ou « trompéter », vous avez un corps, vous pouvez bouger et danser, vous avez des doigts, vous pouvez pianoter, vous avez des mains, vous pouvez peindre. Qu’est-ce qui vous empêche d’agir si ce n’est le regard des autres et la crainte de ne pas satisfaire à des normes hors de votre contrôle ? Le message de Hodekestra est : « Libérez-vous de ces contraintes ! »

Cette démarche ne laisse personne indifférent et génère une panoplie de réactions allant du rejet pur et simple à l’illumination. Devant ce processus, les gens sont invités à articuler leur pensée et à donner un sens à ce qu’ils voient. Ainsi, ils se dévoilent et exposent malgré eux la relation qu’ils entretiennent avec le processus de création. Certains apprécient le chaos émancipateur qui permet de dépasser les limites de la normalité et du consensuel. Ils s’émerveillent devant la puissance créatrice qui peut émerger d’un groupe d’humains, ils résonnent, en transe avec l’énergie libérée lors de l’exercice, et en sortent ragaillardis. Ils sont ébahis de sentir souffler ce vent de liberté qui rarement s’exprime avec autant de force et de conviction.

D’autres apprécient certains passages et comprennent l’importance de la démarche mais, au bout d’un moment, sont saturés d’une abstraction dont ils cherchent le sens. D’habitude, le sens leur est prémâché, prédigéré, les questions sont évitées, on enferme leurs pensées et réflexions dans une boite, on évite qu’elles en sortent. Pour certains l’expérience de Hodekestra est donc trop riche et complexe pour qu’ils se l’approprient complètement. Ils accueillent ce qu’ils sont capables de prendre et, au bout d’un moment, se sentent saturés. La première dose de cette médecine doit être prise selon les capacités d’ingestion de chacun, mais dès lors, une graine est semée dans l’esprit. L’idée que l’art peut être libérateur pour tous a des chances de germer.

Philippe Hode-Keyser
Philippe Hode-Keyser

À l’autre extrême du spectre, des gens refusent la démarche, nous disent que ça ne fonctionne pas et nous incitent à nous conformer aux normes. À la place de s’ouvrir à la démarche, ils tentent de la ramener vers ce qu’ils connaissent et les rassurent. La liberté et la prise de pouvoir des participants de Hodekestra leur font peur et ils discréditent le collectif en disant que ce n’est pas de la vraie musique, que c’est n’importe quoi. Ils refusent d’entrevoir qu’il existe d’autres possibilités de création, hors des normes imposées. Ils considèrent que Hodekestra est quelque chose d’impossible et d’utopique et s’efforcent de saboter les tentatives du collectif afin de se conforter dans leur opinion. La censure n’est jamais bien loin avec ces gens qui souvent sont bien conditionnés au conformisme ambiant.

Ces différentes réactions démontrent l’importance centrale de l’éducation dans la démarche de Hodekestra, car c’est en étant confronté à des situations inédites que l’on crée de nouveaux besoins cognitifs et que l’on remet en question les lieux communs de nos schèmes mentaux. Hodekestra, par sa forme même, favorise cette remise en question par l’action, la création et la construction de sens. Y participer, c’est se mettre en présence de sons, d’images, de gestes et de paroles qui vous sortent du quotidien. Lorsqu’on aborde l’éducation comme un processus personnel d’expériences, de connexions, de réseaux et de création de sens, il est facile de comprendre que la liberté de Hodekestra devant la création et l’expression artistique permet une autonomie et une prise en charge de ce processus éducatif. Alors, comment mieux éduquer à la création et à la culture qu’en offrant à tous la possibilité de créer et de s’exprimer au sein d’un collectif artistique ?

Il me semblait évident dans le contexte actuel qu’une solution pour entreprendre un changement de paradigme face à la création était d’organiser une performance de Hodekestra. C’est ainsi que, le 3 octobre dernier, ce collectif multidisciplinaire évoquait Le fétichisme des moyens au café culturel Beat & Betterave de Frelighsburg. Plus d’une vingtaine de personnes de Montréal et de l’Armandie se sont donné rendez-vous et ont improvisé durant deux heures. Musique, projection, peinture, photographie et vidéo se sont côtoyées lors de cette performance forte, grandiose et authentique. Je n’en écrirai pas davantage au sujet de cet évènement, car je désire laisser la parole à d’autres protagonistes estriens.

Sieur Lancelot Dumontet-Riel

Jean-Simon est un vieil ami de l’époque de l’école secondaire. Je l’avais croisé par hasard cet été là étant donné que nous avions tous les deux décidé de revenir nous installer en région. Quand il me proposa de participer à un concert de Hodekestra en tant que guitariste et poète potentiel, je n’hésitai pas une seconde à accepter. C’était un été un peu moyen pour moi, je venais de me séparer de ma blonde et mon groupe de musique avait également été dissous peu de temps auparavant. Tenant l’art, et la musique en particulier, dans la plus haute estime, je me réjouissais à l’avance de pouvoir ajouter mon grain de sel musical à un ensemble déjà formé et expérimenté. Jean-Simon m’a envoyé quelques hyperliens pour que je puisse entendre et voir ce que Hodekestra proposait comme expérience musicale et j’ai tout de suite été rassuré : la passion et la vigueur priment sur la « musicalité classique », un peu à la manière d’une peinture abstraite, où l’on se laisse suggérer des formes et des histoires selon notre bon plaisir de spectateur du moment. Armé de ma guitare électrique Epiphone Les Paul et d’un ampli Epson, et déterminé à faire beaucoup de bruit, je suis arrivé un peu en avance au spectacle. Il n’a pas fallu beaucoup de temps avant que l’ensemble se transforma en une grande mascarade, alors que des guitaristes déchaînés se combattaient en duel avec leurs manches de guitare, qu’un autre avait peint ses fesses pour mieux les imprimer ensuite sur des toiles et que moi j’étais couché sur le dos à tenter de faire le plus de bruit possible. M. Keyser gérait le tout avec des mouvements suggestifs de plénitude, d’intensité, de couleurs et d’émotions, taisant des instruments pour en faire rejaillir d’autres à des moments connus de lui seul. Les pistes résultantes sont disponibles en écoute gratuite sur internet. Ouvrez votre esprit, et osez ! L’expérience a été superbe.

Gabrielle Charbonneau

Vivre de nouvelles expériences est pour moi un leitmotiv très puissant. Je me redécouvre toujours avec de nouvelles émotions et de nouvelles facultés qui, bien que présentes, n’avaient jamais eu le loisir de se laisser savourer. Avec Hodekestra, j’ai découvert une explosion de sons qui fusent de part et d’autre et qui se rallient à mon pinceau. Des couleurs qui dansent sous mes yeux sans chercher à en contrôler les pas. Cette expérience m’a permis de vivre une  perte de contrôle… contrôlée. À refaire.

Pascal Genest-Richard

Oui, j’ai participé à Hodekestra. Avec ma clarinette. Je me suis dit qu’il allait déjà y avoir assez de guitares. J’ai joué en masse, pendant environ deux heures sans réellement arrêter sauf pour aller au bar me chercher un verre d’eau. J’avais mes bouchons dès le début. Une maudite chance ! Le volume était tel qu’une minute sans bouchons m’aurait donné une otite pour toujours.

J’ai joué, d’abord devant le micro, puis n’importe où quand je me suis rendu compte que le micro ne fonctionnait pas. Je le sais, je l’ai testé : j’ai pratiqué des gammes pendant cinq minutes sans que personne ne s’en rende compte.

Le souci, ici, n’est pas d’harmoniser sa contribution à celle des autres. Du moins, pas dans l’acception traditionnelle de l’harmonie. Il s’agit peut-être de défier justement ce qui fait que l’on associe la musique à ce qu’elle est : un agencement de sons dans le temps selon les lois. Hodekestra ne veut pas créer de nouvelles lois, seulement jouer sans lois. Les musiciens se regardaient et regardaient le chef, puis regardaient dans le vide. Tous jouaient. Les quelques membres de l’auditoire dans le café partaient au compte-gouttes, et vers la fin, il ne restait que les tenanciers qui nous suppliaient d’arrêter.

Charles Poirier-Lacoste

Agréablement désagréable

J’ai été surpris de constater l’ampleur de l’évènement, le nombre de participants, la variété des instruments et le nombre de spectateurs. L’expérience Hodekestra est unique, c’est une épopée musicale violente, de l’improvisation expérimentale et cacophonique audacieuse et assumée. La dizaine de jeunes virtuoses du bruit est dirigée par un vieux bonhomme excentrique aux simagrées et à la gestuelle passionnément exagérées. Il prend son art tellement au sérieux qu’on lui attribuerait une maladie mentale ou une forte intoxication aux psychotropes. Le résultat de l’ensemble est, pour le moins, déstabilisant : il est pratiquement impossible de savoir si les musiciens sont talentueux ou si c’est la première fois qu’ils touchent à un instrument de musique, tellement l’exercice est déstructuré et désordonné. Un environnement idéal pour baisser ses culottes et commencer à peindre des toiles avec son postérieur. Le collectif est ouvert à la participation du public qui peut, à son gré, enri chir l’événement d’œuvres artistiques de son choix. Ce spectacle est pour le moins divertissant, surtout si on y participe, mais le volume et l’intensité du bruit peuvent devenir désagréables à la longue. Les bouchons pour oreilles sont fortement recommandés. Le Hodekestra vaut la peine d’être vu ou vécu. Au minimum deux minutes, au maximum trente. Je l’ai subi durant près d’une heure : acouphènes et redondance.

Jean Pierre Lefebvre

Le son du monde en formation

De vingt à trente musiciens sous la baguette magnétique de Philippe Hode-Keyser. Une musique qui pousse la perception auditive au-delà des frontières habituelles mais que, pourtant, nous vivons quotidiennement en additionnant le bruit des usines, des turbines, des moteurs, des aléas de l’existence et des battements de notre cœur. Une musique qui ne cherche pas à endormir les enfants mais plutôt à rappeler la symphonie des origines de notre petite planète, des volcans en ébullition, des orages toxiques et la levée des continents. Le concert auquel j’ai assisté l’automne dernier au Beat & Betterave de Frelighsburg m’a bouleversé, mais il l’aurait fait encore davantage en  plein air, j’en suis persuadé, parce que c’est un son spatial qui nous pousse en dehors de soi. Et une  fois le silence revenu, nous éprouvons un profond sentiment de  bien-être. La musique appelle le  silence comme le silence appelle la musique.

Liens pour approfondir sa compréhension de Hodekestra  http://hodekestra.bandcamp. com/

https://hodekestra.wordpress. com/

Le fondateur de Hodekestra

Né à Montréal en 1956, Philippe Hode-Keyser a reçu une formation en percussion classique au CÉGEP Saint-Laurent, puis en percussion de jazz au Creative Music Studio (New-York) et aux universités Concordia et McGill de Montréal. À 20 ans, il fait œuvre de pionnier en créant le premier programme de formation de niveau collégial en percussion de jazz. Il enseigne cette discipline et la direction d’ensembles d’improvisation aux niveaux secondaire (Saint Luc), collégial (Saint-Laurent, Marie-Victorin) et universitaire (Concordia) en plus de diriger des ensembles de jazz à l’école secondaire Saint Luc et au CÉGEP Saint-Laurent. Il a fondé Hodekestra en 2005.

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